Headbangers Ball. D’abord ce titre, énigmatique, au fronton de la première exposition des travaux de Damien Deroubaix au MAMCS de Strasbourg. Headbangers Ball, expression intraduisible, désigne l’agitation et les mouvements saccadés des adeptes de musique métal appelés ainsi en raison de leurs hochements de tête caractéristiques.
« Porteur de lumière » complète le titre de cette exposition visible jusqu’au 25 août qui retrace l’incroyable parcours de l’artiste. Installé entre Paris et Meisenthal (Moselle), après dix années passées à Berlin, Deroubaix investit l’espace du musée de ses grandes toiles énigmatiques. Après avoir exposé au Mudam en 2016, l’artiste a présenté L’Esprit de notre temps (2015) au musée Picasso en 2018. Présente dès la première salle d’exposition au MAMCS, la peinture de Deroubaix ne se dérobe pas à l’écrasante influence du maître, entre présences totémiques et forêt maléfique. Le titre, inscrit à l’image d’une prédelle intégrée à la toile, ouvre ce compagnonnage à l’espace du commentaire, chargé d’investir la somme des représentations sur Picasso et leur impensé. L’hommage ne s’arrête pas là, qui porte le spectateur au cœur du dispositif iconique. L’impression d’envahissement se poursuit tout au long du parcours. Les arbres sont loin d’être arrêtés par les cimaises.
L’arbre de vie
Le motif est entêtant. À l’image de cet Arbre (2018) au sein duquel Deroubaix choisit d’introduire des yeux scrutateurs. Le tronc « voyeur » renvoie le spectateur à sa propre place et à la somme de ses représentations. D’autres êtres énigmatiques peuplent les forêts de Damien Deroubaix dont les couleurs sombres accentuent l’inquiétante étrangeté. Les influences sont mêlées : Histoire de l’art (de Rembrandt à Picasso), cultures extra-européennes (présence récurrente d’un fétiche à clous Nkisi du Congo), sciences naturelles (seiche, chauve-souris, fougère) et culture populaire (Headbangers Ball est aussi le nom de cette émission culte de la chaîne MTV). Le dialogue est constant qui voit l’artiste se confronter et revisiter les grands thèmes du genre, le nu féminin, le paysage et la mort. À l’instar de cette Pisseuse (2018), jambes écartées, qui dévisage le regardeur comme une Olympia de son temps faisant écho à la rangée de regards-tronc de Deroubaix. L’univers de l’artiste se déploie aussi au travers de ses Cavalières (2018), huile sur toile de deux jeunes femmes ailées dénudées semblant appartenir à un autre espace-temps. Là réside une autre force du travail de Deroubaix : plonger dans une temporalité singulière de l’exposition.
Métamorphoses
Cette temporalité n’est pas pour autant détachée des problèmes du monde : en témoigne le tableau Jihad (2015), huile et collage sur toile dont le drapeau noir en arrière-plan n’est pas sans rappeler l’horreur et l’effroi. Pourtant le motif circulaire translucide redouble cette impression de temporalité détachée. L’artiste nous conduit en d’autres temps et d’autres espaces. Le superbe My Journey to the Stars (2011), collage sur papier travaillé à l’aquarelle, l’encre et l’acrylique, reconduit cette inscription spécifique de l’artiste dans le temps. Les univers s’entrechoquent. Le passage d’un espace à l’autre est rendu possible par Deroubaix. Les Métamorphoses (2018), huile et collage sur toile, référence au long poème d’Ovide, déroule ce fil du temps. Quand la toile The Artist (2015) contribue à démystifier le monde de l’art : l’artiste, au centre du tableau, y est présenté la gueule ouverte à tous les vents, dans la position de faire l’aumône de son travail. La troisième et quatrième salle d’exposition s’ouvrent à des totems surplombant le regardeur tout autant qu’intégrés aux grandes fresques de l’imaginaire deroubaixien. Les inscriptions n’y sont pas absentes (« Melancholia », « Ace of Spades ») qui amplifient cette plongée dans la temporalité de l’artiste. Plusieurs lithographies, Dés pipés (2011), prolongent l’onirique alchimie. Deroubaix transmute la noirceur du monde et y porte la lumière.