Scénographies immersives, tables tactiles multipoint, audio-guides, vidéo-guides, applications pour smartphones, écrans tactiles, sites Internet interactifs ou encore Nuit des musées, expositions interdisciplinaires,... les outils à disposition des musées pour innover sont variés. Cependant, l’innovation n’est pas uniquement quelque chose de technique et elle ne va pas de soi. Au contraire : innover, c’est faire un certain choix et, par conséquence, toute innovation mérite une réflexion de la part des musées.
Quand on parle d’innovation dans les institutions culturelles, la première chose qui nous vient généralement à l’esprit, c’est toute la panoplie de dispositifs techniques que l’on voit se multiplier dans les musées, comme les audio-guides. On peut regretter que les musées Luxembourgeois ne misent pas davantage sur un tel outil, d’autant plus qu’il pourrait en partie résoudre la question du multilinguisme dans les expos. Mais, à côté de ces dispositifs techniques, l’innovation se réalise aussi à d’autres niveaux dans les musées : leur architecture, leur organisation, leur personnel, leur liens avec d’autres institutions, etc.1 L’innovation peut même se faire quasi sans technique : par de nouveaux recrutements, ou de nouvelles professions, afin de se doter de nouvelles compétences et de nouvelles expertises.
Selon Céline Schall, spécialiste des musées à l’Université du Luxembourg, « l’innovation pourrait être vue de deux manières : ‘innover’ en incluant dans le parcours, de nouvelles technologies de communication ou bien ‘innover’ en proposant des solutions nouvelles à des problèmes ou questions qui se posent dans le musée. Les deux manières sont parfois complémentaires : les nouvelles technologies peuvent parfois répondre à ces besoins ».
Un musée peut innover en essayant de communiquer d’une façon nouvelle. Frank Schroeder, directeur du Musée national de la Résistance, explique qu’il s’efforce « de repenser le musée et d’aller au-delà du public cible ‘classique’, Luxembourgeois, la cinquantaine, détenteur d’un bac, intéressé à l’histoire. L’idée, c’est d’ouvrir le musée, d’inclure d’autres formes d’exposition, d’utiliser d’autres formes d’expression, et d’ouvrir les sujets. Exposition sur les graffitis, sur les Roms, sur l’art, ou encore poèmes, projets avec des adolescents et des écoles. De telle manière, on attire aussi des nouveaux publics. »
Les précédents exemples montrent une tendance actuelle : il n’est pas rare de nos jours de voir se côtoyer au sein d’un même musée différents univers, les sciences et les arts, le musée et l’école, le tangible et le numérique, etc. Parmi d’innombrables exemples citons encore le festival SteamPunk qui a eu lieu au Fond-de-Gras, ou encore l’exposition Making of au Casino, pendant laquelle des artistes ont travaillé au sein même de l’espace d’exposition du Casino.
Parmi les initiatives innovantes dans le rapport aux visiteurs, mentionnons l’exemple français Visite+. Ce concept, développé à la Cité des sciences et de l’industrie à Paris, essaie de se placer au plus proche des pratiques des visiteurs, en favorisant la personnalisation de la visite, l’interactivité et la possibilité de poursuivre la visite à la maison grâce à un espace Internet personnel.2 Visite+ donne la parole au visiteur : il peut participer à des sondages, faire des enregistrements, partager et communiquer avec d’autres personnes (ses amis, d’autres visiteurs, le personnel du musée). Pour le moment, on est encore loin de telles initiatives dans les musées au Luxembourg – une vraie interactivité est rare et les sites Internet des musées luxembourgeois laissent souvent à désirer. D’autant plus que les musées luxembourgeois, même les plus grands, connaissent assez mal leurs visiteurs.
Pour finir notre bref tour d’horizon sur les manières dont les musées peuvent innover, mentionnons encore les changements au niveau de l’organisation et de la gestion, au niveau des financements et des systèmes d’évaluation (internes ou par les visiteurs)3 – même si le terme innovation est souvent contesté dans ces cas.
L’innovation est à double tranchant : elle ouvre des nouvelles possibilités tout en posant de nouveaux problèmes et de nouvelles contraintes. L’innovation technique peut évidemment séduire les musées : elle permet de se mettre en valeur, de paraître cool et à la mode, de séduire les jeunes. Mais bien qu’elle offre de nombreuses possibilités, la convergence du média musée avec d’autres médias (téléphone mobile, smartphone, vidéo, Internet) pose aussi des problèmes.
« Je pense surtout qu’il n’est pas possible ‘d’innover’ sans étudier d’abord ce qui se passe dans un musée : qui sont les publics, ce qu’ils veulent, ce que le musée veut leur faire passer... Malheureusement, parfois les musées misent d’abord sur les nouveaux moyens techniques sans en anticiper les usages, les apports ou les inconvénients. On en arrive alors à des expositions qui n’ont que l’apparence de l’innovation et à des dispositifs ‘gadgets’, souvent onéreux et peu efficaces en termes de médiation. Il est donc difficile d’innover vraiment au musée parce que ça implique de se poser des questions, de remettre en cause des représentations et des façons de faire », explique encore Céline Schall.
Dans la pratique, les écrans tactiles disposés verticalement se révèlent peu ergonomiques et fatiguent vite les bras du visiteur. Les téléphones portables et les audio-guides, bien que mobiles, adaptables et communicants, ont le désavantage d’isoler le visiteur et de diminuer la communication et l’apprentissage collectif et partagé au sein de groupes de visiteurs. Un bon nombre d’expositions, à première vue innovantes et divertissantes, priorisent l’utilisateur individuel et n’arrivent pas à engendrer de vraies participations et collaborations, pourtant essentielles pour l’apprentissage.4 D’autant plus que les visiteurs passent en moyenne moins de 30 secondes devant des objets muséaux, souvent trop peu pour appréhender un multimédia dans son intégralité.5 Et n’oublions pas que tout dispositif technique tombe en panne un jour ou l’autre et qu’il faut donc en prévoir la maintenance...
Pour le dire ainsi : une innovation ne se présente jamais « seule ». Toute innovation est liée à une infrastructure de maintenance, de pièces de rechange, de programmes informatiques, de dépendances avec des fournisseurs et des experts. Aussi, en focalisant l’intérêt des visiteurs sur des écrans (tactiles ou non) plutôt que sur les objets et l’espace du musée, on risque quelque peu « d’aplatir » le musée et de dévaloriser un de ses éléments essentiels : pouvoir être en face d’objets dont les tailles, les couleurs, les textures et l’aura restent importantes.
Pour schématiser un peu, on peut dire que les musées sont tiraillés entre deux nécessités. D’un côté, ils doivent s’adapter aux changements sociétaux : le visiteur d’aujourd’hui n’est plus le même que le visiteur d’il y a vingt ans. Il entre dans le musée avec un regard sophistiqué, « technologisé » et pressé. Le fait de surfer sur Internet, d’utiliser téléphones et ordinateurs portables, d’avoir accès à une quantité importante d’informations, de vidéos et de photos change la façon dont il s’intéresse, s’attache, « consomme » – ou sera ennuyé par – la culture. Il y a donc une exigence de prendre en compte ces changements socio-techniques, que ce soit à travers des nouvelles thématiques, scénographies, organisations, architectures, interactions, ou technologies. Ce besoin d’innover au niveau visuel, d’améliorer et de multiplier l’offre muséale, de rendre intelligentes et accessibles les collections à une multiplicité de visiteurs, de présenter des nouveaux thèmes, d’offrir des nouvelles réflexions devient de plus en plus impératif de nos jours.
Dans cette optique, le Musée d’histoire de la ville de Luxembourg, le Mudam, le Casino sont les institutions qui se posent probablement le plus ce genre de questions au Luxembourg. De même que l’exposition iLux qui se tient actuellement au Musée Dräi Eechelen. Mais il ne faut pas oublier certains musées de province comme le Kulturhuef, le Musée d’histoire(s) de Diekirch, le Musée Tudor, et d’autres encore.
L’innovation n’est jamais neutre. Toute innovation est un choix, une question politique, une question d’attractivité, de visibilité et de budget. Un musée a même le droit d’être et de rester un lieu silencieux, déconnecté, calme, sobre, visuellement et techniquement pas trop encombré, un lieu où l’on a justement la possibilité de prendre son temps, de contempler, d’approfondir, de réfléchir, de cultiver son propre regard.
Un musée doit donc trouver et construire sa propre position entre ces deux tendances : il doit être à l’écoute du monde tout en restant fidèle à lui-même. Il doit suivre le rythme et l’actualité du monde, tout en gardant sa propre dynamique, en continuant à offrir un lieu d’approfondissement, de recul et de mise en valeur d’expositions et d’expériences.
Pour les musées, la question de la relation avec l’innovation se pose donc. Faut-il la favoriser, l’intégrer, en créer, la repenser, la détourner ? Faut-il résister, s’y adapter ou l’éviter ? Faut-il l’exposer et la thématiser ? Quelles seront les conséquences d’une innovation pour les visiteurs, pour les employés, pour les hiérarchies, pour les objets, pour la communication au sein d’un musée ? Comment, donc, penser l’innovation dans les musées ? En un mot, en la concevant de manière intégrée : pas comme technique, mais comme à la fois technique, sociale et culturelle, pas comme une fin en soi, mais comme un moyen, pas comme une nécessité, mais comme une question, pas comme un objet en soi, mais comme faisant partie d’un ensemble de liens entre médiation, exposition et institution.