Pour les plus organisés, l’histoire familiale photographiée se feuillette dans des albums soigneusement classés et rangés. Dans ce cas, les souvenirs sont souvent accompagnés de commentaires ou du moins portent le lieu et la date de la prise de vue. Pour d’autres, ces fonds de la mémoire intime reposent dans des boîtes que l’on étale de temps à autre sur la table et il n’est pas rare que l’on trouve des trésors dans des greniers poussiéreux, abandonnés de tous. La manière de conserver ces visuels importe peu au Centre national de l’audiovisuel qui à l’occasion de l’exposition I was here, lance un appel en vue de constituer des archives visuelles et sociologiques partant des prises de vues du et au Luxembourg par les Luxembourgeois.
Il est vrai que l’appareil photo, très populaire dès son apparition sur le marché à des prix abordables, a été le fidèle accompagnateur des fê-tes de familles, excursions et autres voyages à travers le pays ou ailleurs. Nombreux sont ainsi ceux qui se souviennent d’un grand-père ou d’un père qui s’enfermait dans sa chambre noire installée à la cave, sous les combles ou qui mobilisait plus simplement la salle de bains pour voir apparaître le butin de sa précieuse chasse à l’image dans le bac à révélateur. L’avenir dira s’il est si facile de se séparer de ces images en noir et blanc à bords crantés ou en couleurs, à la forte charge émotionnelle…
En tout cas, l’exposition I was here est un encouragement à faire la démarche. Plus que le quart d’heure de célébrité auquel chacun à droit au moins une fois dans sa vie, aux dires d’Andy Warhol, la collecte permettrait au CNA de dresser un portrait sociologique non seulement des lieux visités et des personnes mais sur la manière de se regarder et de voir « les parcs et les jardins, les châteaux et les forteresses, les campings, hôtels, terrasses et autres gares, aéroports et aires de repos autoroutières » entre autres. Car Monsieur tout le monde – le porteur d’appareil photo est souvent masculin au cours du XXe siècle et son épouse le faire-valoir de sa moisson, comme le prouve la centaine de clichés prise durant environ une décennie – et que le Hollandais Erik Kessels a retravaillés ici au format carré et bizarrement parfois en bichromie.
Toujours est-il que ce panorama de vacances en des lieux le plus souvent idylliques au soleil, dresse également l’inventaire de la garde-robe des dames au milieu des années 1950, lesquelles avaient des tenues pour toutes les occasions et qui coquines, prenaient exemple, avec leur maillot de bain à la bretelle savamment glissée de l’épaule ou leur pantalon fuseau sur les stars de magazines… Plus sérieux est l’album photo que réalisa Tony Dutreux en Orient au cours de l’année 1867. Mais au-delà des prises de vue des monuments locaux (mosquées, pyramides), notre célèbre voyageur luxembourgeois s’est aussi intéressé aux types de populations locales, évidemment pour l’exotisme quand c’est le progrès technique qui nous vaut de voir des prises de vue assez exceptionnelles, panoramiques, du creusement du canal de Suez.
Au rayon exploits technique encore, une projection de diapositives montre un voyage atypique au Groenland. Dans cette partie de l’exposition, outre l’intérêt des images (escalade de pics glacés, plongée dans une eau qui l’est tout autant et flore locale), la manière de projeter est loin d’être anodine : ainsi de l’exploration dans le Grand Nord que l’on visualise sur des diapositives projetées via un carrousel (Kodak inventa cet outil des projections familiales et des conférences en 1961) tandis que le visiteur feuillettera l’album de Dutreux (fonds BNL) sur écran d’ordinateur tout comme l’album de souvenirs d’un voyage en Chine au début du XXe siècle… (collection Norbert Theis). Pour ceux qui n’avaient pas la chance de faire des voyages aussi lointains, les Expositions universelles étaient un passeport qui ouvrait la porte sur le monde, comme le prouvent des laisser-passer avec photo d’identité dès le milieu du XIXe siècle.
Mais c’est sans doute les séries de photos d’amateurs réunies ici, qui sont les plus proches de ce que Susan Sontag qualifiait ainsi : « collectionner des photographies, c’est collectionner le monde ». On y voit des grands souvenirs personnels et donc des micro-histoires universelles, qui se déroulent à la plage, devant l’automobile, au camping et à Venise bien sûr. À en regretter presque qu’il soit désormais interdit de donner à manger aux volatiles sur la Place Saint-Marc !