Capitalisme d’État Le 31 décembre 1971, la commune de Bissen signe un acte de vente pour un terrain sur le Roost de 46,2 hectares. Elle le cède « pour le prix symbolique de un franc » à Luxwire SA (une filiale de Goodyear), lit-on dans le document original. Le maire et son collège échevinal y expliquent vouloir « encourager l’établissement sur son territoire d’une entreprise industrielle » afin d’« améliorer la structure et la stabilité économique sur le plan local et national. » La vraie valeur du terrain était alors estimée à 11,5 millions de francs luxembourgeois. Il avait été assemblé à la manière d’un puzzle à partir de 61 lots appartenant pour la plupart à des cultivateurs, cafetiers et commerçants du village. Pour la petite commune, ce don représentait un effort considérable qui la contraindra à plusieurs années de rigueur budgétaire.
Sur le Roost, le constructeur de pneus érigera une fabrique qui produira du treillis métallique. En 2011 Goodyear vend Luxwire SA (mais non le terrain) à Hyosung ; mais l’entreprise sud-coréenne arrêtera la production après seize mois, laissant 219 salariés sur le carreau. En fin de compte, Goodyear aura réussi à garder les mains propres de tout plan social, tout en sauvegardant sa belle réserve foncière sur le Roost. Si la firme américaine a depuis rétrocédé des petites parcelles à prix bas, elle a également su monnayer les terrains jadis reçus en cadeau. En décembre 2013, la commune a ainsi racheté 11,6 hectares à Goodyear pour le prix de 4,2 millions d’euros. Elle aura ainsi payé deux fois pour le même terrain.
Le 14 septembre 2016, Goodyear signe un acte de vente avec le ministre des Finances et celui de l’Économie pour la vente 14,1 hectares sur le Roost. Pour le prix de 22,58 millions d’euros, l’État acquiert le terrain de l’ancienne fabrique Luxwire. (De quoi financer un quart des 80 millions d’euros que Goodyear veut investir dans une nouvelle fabrique à Dudelange.) Au Roost devra naître un Automotive Campus, un centre de recherche autour de l’automobile lancé par Goodyear. Avec ses cinq grues, le chantier ressemble à un mini-Ban de Gasperich et le complexe pourrait un jour accommoder jusqu’à 4 000 employés. En juillet, l’État luxembourgeois concède un droit de superficie sur trente ans au groupe Giorgetti et à AG Real Estate via un « contrat de type DBFM » (lisez : design, build, finance and maintain). À partir d’un don public s’est ainsi mis en place une chaîne de plus-values dont auront profité une multinationale américaine, un assureur belge et un promoteur luxembourgeois. Elle s’étalera de 1971 à 2050. Autre longue durée : les noms des familles qui, en 1970, avaient vendu des lopins de terre à la commune (avant que celle-ci ne les cède gratuitement à Goodyear), reviennent un demi-siècle plus tard dans le dossier Google.
Projet Pascal Il y a deux ans, raconte le maire de Bissen, Jos Schummer, il aurait été approché de manière confidentielle par des techniciens et des experts immobiliers français, anglais et américains. Leur mission : réunir 25 hectares sur le Roost. Pour Schummer, il n’a jamais été clair si ces délégations (qui pouvaient réunir jusqu’à vingt personnes) travaillaient directement pour Google ou étaient simplement des intermédiaires. Pour une firme qui a prospéré grâce à la commercialisation des données personnelles de ses utilisateurs, Google entretient un culte du secret très développé. « Le dossier avait un pseudonyme : nous parlions du ‘projet Pascal’ [du nom du philosophe français du XVIIe siècle, ndlr]. Google n’aime pas que son nom apparaisse trop dans la presse ». Le mystérieux « projet Pascal » (qui a entretemps changé de titre de travail) devait être traité de manière hautement confidentielle. Au sein de la commune, un cercle restreint d’initiés était au courant de son existence : le maire et ses deux échevins, ainsi que le technicien et le secrétaire communal.
Les émissaires de Google proposent au maire de mener lui-même les discussions avec les propriétaires. Schummer, qui dégage un air de stoïcisme résigné, semblait un choix idéal. À la fin de sa carrière chez Creos, il s’occupait de l’acquisition de terrains, bref il avait l’habitude de négocier avec les paysans. Ce fut Schummer qui avait ainsi acheté un terrain dans sa commune natale (où il siégeait alors comme conseiller communal) pour son employeur. En novembre 2014, Creos y inaugurait son centre régional en présence de Schummer, désormais maire. Mais, a posteriori, il n’est pas convaincu de l’efficacité de son rôle d’intermédiaire pour Google. « En fin de compte, je pense que c’était plutôt un désavantage qu’un avantage. Car les gens me demandaient toujours : ‘Pourquoi ne pouvons-nous pas parler directement avec l’acheteur ?’ »
Jacquerie solitaire Rapidement, le « projet Pascal » se grippe. Google avait identifié un terrain sur le Roost, derrière la laiterie Luxlait. Connectée à la fibre optique et à quelques pas d’un des principaux centres d’exploitation de Creos, le site semblait idéal. Or, une famille d’agriculteurs, qui y avait établi un petit Aussiedlerhaff, refusait de se relocaliser dans une autre commune. (Le fils devrait reprendre la petite exploitation.) La famille ne voulait voir sa ferme oblitérée par un data center. Elle craignait disparaître du village sans laisser de traces. En mai 2017, elle donne son veto définitif, renonçant ainsi aux millions d’euros offerts par Google.
Pour le ministre de l’Économie, Etienne Schneider (LSAP), la situation commençait à devenir embarrassante. En décembre 2016, ne pouvant manquer l’occasion de se profiler en dealmaker, il avait prématurément annoncé sur Twitter un « major investment project » de la part de Google. Face à l’enlisement du dossier, les responsables ministériels prenaient le lead du « projet Pascal ». Le département de l’Environnement fait une analyse du Roost, un deuxième terrain, situé un kilomètre plus loin, derrière la nouvelle zone industrielle « Klengbuusbierg » est choisi. Le 26 juin, le directeur de l’Office national du remembrement (dépendant du ministère de l’Agriculture), Georges Fohl, contacte les premiers propriétaires du deuxième site. Il dit avoir initialement ignoré qui se cachait derrière le « projet Pascal ». Les Biisser semblaient mieux informés que lui : dès ses premières rencontres, Fohl apprend que le « grand investisseur américain » est en fait Google – « tous semblaient le savoir », s’étonne-t-il. Le 6 juillet, la Radio 100,7 annonce que Google planifie « le plus grand centre de données du pays ». La nervosité monte d’un cran.
Fohl, qui est par ailleurs maire de la bourgade de Garnich, doit convaincre une vingtaine de propriétaires. « Il l’a fait de manière beaucoup plus professionnelle que moi », concède Jos Schummer. Fohl était surtout mieux préparé. S’appuyant sur les données du Service d’économie rurale, il avait fait une analyse détaillée de chaque exploitation agricole. En parallèle, il rachète des parcelles dans un rayon de dix kilomètres autour de Bissen. Les paysans pourront acheter ces terrains à l’État avec une partie de l’argent gagné sur la cession de leurs anciens emplacements au Roost.
Le bluff de Schneider Face à la nervosité croissante de Google, les négociateurs luxembourgeois se fixent une « deadline » pour le 14 juillet, avant les vacances scolaires. Ils veulent ainsi donner un coup d’accélérateur aux négociations et éviter que les propriétaires n’aient trop de temps pour changer d’avis. Le 8 juillet, le ministre de l’Économie va devant les micros de RTL-Radio et annonce que Google aurait posé un ultimatum : les propriétaires auraient « jusqu’à vendredi prochain » pour se décider. « Ce sera le site où les propriétaires décideront les premiers à tous signer le compromis… Do maache mir de Sack dann zou, déi kréien den Zouschlag ». Ce bluff réussissait à faire monter la pression des pairs sur les derniers voisins indécis.
En trois semaines chrono, Georges Fohl, accompagné d’un assistant, réussit à convaincre quasiment tous les propriétaires. (Parmi eux, la famille qui avait refusé de vendre sa ferme sur le premier site retenu et qui détenait également un lopin de terre sur le second.) La plupart étaient des enfants et petits-enfants d’agriculteurs, trop distants par rapport au métier de leurs parents pour ne pas sauter sur l’occasion de monnayer les terrains à un prix improbable. Tous avaient concédé de vendre, sauf une famille de paysans laitiers dont le fils veut reprendre les activités. Or, depuis des années, ces agriculteurs se trouvaient empêtrés dans une brouille familiale qui avait débouché sur une procédure d’indivision. Rachetant les parcelles aux deux autres héritiers et se substituant à eux dans la procédure judiciaire, l’État poussait la famille d’exploitants à vendre à son tour la parcelle de 1,8 hectare. Le projet Google alimentera un peu plus la spirale des prix des terrains agricoles. Dans la paysannerie luxembourgeoise, il y aurait dorénavant une « Zwouklassegesellschaft », regrette Fohl. D’un côté, les paysans subitement enrichis par un reclassement de leurs terrains et, de l’autre, ceux qui n’ont pas eu cette chance et se retrouvent marginalisés dans la lutte de concurrence pour l’accès aux terrains qui restent.
De Monni aus Amerika « Nous devons atterrir de nouveau sur nos pieds, s’exclame le maire. Les gens pensent qu’ils peuvent demander n’importe quoi comme prix. Il faut enfin faire cesser ces rumeurs folles sur les prix de vente à Google. » Les propriétaires auraient en moyenne perçu moins de 15 000 euros l’are. (D’après nos informations, l’enveloppe globale se situerait aux environs de 44 millions d’euros pour 33 hectares.) Google a fixé les prix de vente, puisque la firme devrait un jour racheter ces terrains à l’État. L’ardoise est relativement élevée : en juin, la multinationale n’avait déboursé que 8,3 millions d’euros pour acquérir 73 hectares dans la province danoise. Si le projet devra encore parcourir des évaluations environnementales stratégiques et un reclassement du PAG, ces obstacles administratifs devraient rapidement être surmontés, tant l’anticipation de voir Google s’installer semble débordante.
Tout l’été, les deux familles ont dû faire face à une pression politique et économique, amplifiée par les médias. Certains éditorialistes spéculaient librement sur les motivations des familles paysannes. Le Jeudi suspectait ainsi « un propriétaire qui a senti le bon filon » stylisé ensuite en idéal-type qui prouvait « à quel point le pays est complètement rongé par la culture de la spéculation immobilière ». En fait, c’était l’exact contraire. Georges Fohl évoque ainsi une famille qui a refusé de « vendre sa vie ».
À première vue, la disruption Google ne semble pas avoir durablement détérioré les liens sociaux au sein du village. Parmi les Biisser interrogés, tous se disent compréhensifs envers les refuzniks qui avaient dit « non » à Google et qui, plutôt que de se convertir en rentiers, avaient choisi de continuer à exercer leur métier d’agriculteur. « Ce n’est pas comme si c’était le méchant paysan contre le nation branding et le digital Luxembourg, estime un Biisser. C’était simplement quelqu’un qui avait en vue le patrimoine de son entreprise et l’avenir de son fils. » Reste que, pour les voisins de la famille d’agriculteurs, dont le refus avait fait capoter l’option du premier site, des millions d’euros se sont évaporés. « Nous avons stoppé le reclassement de ces terrains, dit Schummer. Ils avaient peu de valeur, puis beaucoup de valeur, puis de nouveau peu valeur fictive. »
Retour à Bissen Dans la campagne électorale, l’implantation de Google joue un rôle mineur. La gigantesque zone industrielle est située sur les hauteurs de la localité et, d’en bas, on ne la voit pas. Bissen et le Roost sont deux mondes parallèles. De la formidable puissance économique qui s’est déployée sur la dernière décennie dans la zone industrielle, les habitants ressentent surtout le flux continu de camions traversant la route principale de leur village. « Wann do uewen alles a Betrib ass, dann gëtt et ellen », dit un habitant. Comme dans les autres communes, les problèmes liés au boom économique sont analysés à travers la question du trafic, son symptôme le plus irritant (du moins pour les classes moyennes).
Dans la vallée, Bissen ressemble à un de ces innombrables hameaux où nouveaux lotissements riment avec désertification rurale. Une voiture balai « Bucher City 5000 » nettoie compulsivement le parvis immaculé devant la salle des fêtes. La Poste a fermé son agence en avril ; à travers les vitres on aperçoit un téléphone rouge et un coffre-fort brun prenant la poussière sous le portrait du Grand-Duc. Subsistent quelques cafés-restaurants, un bancomat, une épicerie portugaise et une boulangerie. Ce lundi matin, le glas avait sonné. Le lendemain, les clients de la boulangerie se demandaient qui était mort.
Sur les 952 étrangers que compte la commune, seulement 163 se sont inscrits sur les listes électorales. Quant aux candidats, ce sont quasiment tous des « gebierteg Biisser ». La campagne électorale a un côté artificiel, comme un bal masqué. Au 31 décembre 2016, Bissen avait dépassé d’une dizaine de personnes le seuil des 3 000 habitants. Du coup, le scrutin basculait du système majoritaire à la proportionnelle. Deux listes ont été hâtivement formées : l’une CSV, sur laquelle se présente le maire ; l’autre (dénommée « Är Leit ») ouverte et menée par le premier échevin, David Viaggi. Il avait été la grande surprise du scrutin de 2011. Âgé alors de 28 ans et bien qu’il n’ait jamais siégé au conseil communal, Viaggi, qui travaille à la « Mobilitéitszentral », fut choqué de se voir propulsé deuxième avec 680 votes, à vingt voix d’écart de Jos Schummer. (À l’issue d’une campagne de guérilla menée par un homme d’affaires et son fils contre le maire sortant et sa première échevine, ceux-ci avaient fini quatrième et douzième le soir des élections.)
Sur sa liste Är Leit, on retrouve trois membres encartés au LSAP (dont Viaggi, trésorier de la section socialiste d’Atert), deux au DP, et un au CSV. C’est en partie une « liste FC Bissen » : presqu’un tiers des candidats siège au comité du club de foot local. C’est également une liste exclusivement masculine. Des femmes auraient certes été approchées, mais elles auraient refusées, par peur « de ne pas avoir le temps pour remplir leurs nouvelles responsabilités », dit Viaggi.
Parmi les conseillers communaux, seul John Feith (qui se représente sur la liste Är Leit) aura directement profité du « projet Pascal » en vendant un de ses terrains. Son père, Guillaume Feith, était fils de paysan, directeur de la filiale locale de la Raiffeisen et échevin (puis maire entre 1982 et 1984) ; une combinaison qui lui avait permis d’accumuler un important patrimoine foncier dans la commune. « Mon père a fait ce que font les gens lorsqu’ils ne dorment pas : il a travaillé, dit John Feith. Et c’est ce qui constitue aujourd’hui l’iceberg. » Quel iceberg ? « Ben, celui qui donne des revenus ! »