L’argument des dévots du culte de la série télévisée est connu de nos jours : des arcs narratifs qui s’étendent sur plusieurs saisons permettent aux créateurs des séries de dépeindre des portraits psychologiques complexes de leurs personnages principaux et secondaires qui fait que le miroir des comportements humains contemporains semble provenir plus du côté de la télévision de nos jours que ce que la machine à rêves d’Hollywood est en train de fabriquer depuis plusieurs années, en misant sur le côté forain et spectaculaire du septième art avec des effets spéciaux et de la technologie 3D rajoutée en postproduction, tout en oubliant leur rôle de conteur d’histoires.
Téléchargeant massivement sur Internet, les jeunes et moins jeunes, scotchés devant leur écran d’ordinateur ou leur télé plasma, sont tenus en haleine jour après jour, épisode après épisode, par des mécanismes de récit à se tordre le cou. La durée restreinte d’un épisode d’une série par rapport à celle d’un long-métrage serait également plus adaptée à notre rythme de vie soutenu et se laisserait plus facilement regarder entre deux autres activités. Le long-métrage en salle devient un luxe, banni de la semaine et repoussé à la sortie du samedi soir, avant ou après le restaurant, le bar, la boîte, aussi à cause d’une montée pharaonique du prix des billets de cinéma, dû principalement à ces gimmicks technologiques évoqués plus haut.
Et pourtant, alors que le concept de ce festival est une première au grand-duché, ni les amateurs des séries, ni les professionnels n’étaient au rendez-vous le weekend dernier pour cette première édition de Seriesly au CNA. La poignée des organisateurs et des quelques passionnés et professionnels présents est restée sidérée devant les sièges vides qui les entourait. En comité réduit, ils se sont échangés en toute intimité, et ont enfanté d’un discours qui fût pour le coup freiné dans son élan par ce manque de curiosité de la part du public autochtone.
Un phénomène étrange si l’on pense que le Luxembourg est en train de voir se produire une première sitcom autochtone, suivie d’une deuxième l’année prochaine. Comme si le monde du cinéma et de la télévision luxembourgeois n’avait qu’à apprendre des showrunners de Mad Men ou de West Wing, impossibles à programmer au CNA pour des raisons budgétaires. Néanmoins, l’héritage transatlantique auquel l’on doit principalement cet engouement récent pour la série télévisée n’a pas été laissé de côté, en étoffant les masterclasses et les débats qui s’en suivaient d’exemples concrets, un discours souvent appuyé sur une thèse de doctorat ou une expérience de journaliste. En programmant des épisodes inédits de Grey’s Anatomy, Justified, Cold Case et The Good Wife, les amateurs de série américaine ne seraient pas restés sur leur faim.
S’il est vrai que les séries françaises conçues par Hervé Hadmar (Les Oubliés, Pigalle la Nuit, Signature) ou Olivier Kohn (Reporters) sont une affaire de goût, il n’empêche que le festival aurait au moins permis aux professionnels luxembourgeois de rencontrer des voisins français riches d’une certaine expérience par rapport à laquelle ils auraient pu se référer et, dans le meilleur des mondes possibles, éviter de commettre les erreurs de débutant. Sans parler du panel de chercheurs présents, comme la conseillère de programmation Séverine Barthes qui a déjà animé ce type de festivals à Paris (Premium TV), pendant lesquels les salles furent bien remplies. Ces chercheurs, critiques et historiens ont pris le temps de méditer non seulement le contenu créatif des séries, mais également leur histoire, leur réception et leurs conditions de productions industrielles qui dictent le modus operandi des créateurs. Le seul regret étant que, par moments, l’un ou l’autre débat s’est perdu dans des références que seuls les spécialistes de la série française ont pu comprendre, ce qui a laissé les non-initiés en dehors de la sphère de discussion.
Entendre Hervé Hadmar parler de son expérience de co-scénariste et de réalisateur de ses trois séries et défendre la création originale à la télévision, ce qui l’amène à refuser avec son partenaire d’écrire sur commande, fût enrichissant. Dans sa démarche, il semble défendre ce que Bazin et les jeunes turcs des Cahiers ont fait à l’époque pour le cinéma, à savoir développer une politique des auteurs, et ce à la télévision. Ceci fait évidemment baisser l’audimat, vu qu’un film d’auteur revendique un style, un certain goût, et que pas tout le monde sait apprécier le bon vin.
Il est intéressant de noter que les séries comme Mad Men sont également des créations qui sont revendiquées par des showrunners, mais proportionnellement vu que par une minorité de gens. Si les programmateurs des chaînes de télé aiment ce genre de séries, ils ne sont pourtant pas dans la mesure de programmer exclusivement des séries de cette qualité et avec des budgets aussi conséquents, vu qu’elles s’avèrent trop pointues pour le grand public. Quand l’industrie reprend le dessus, que ce soit au cinéma ou à la télévision, le Dieu s’appelle audimat et le mainstream se contente alors de recycler les mêmes formules qui ont marché auparavant, sans vraiment se réinventer.
Il est d’autant plus fascinant d’entendre parler Olivier Kohn de son processus d’écriture sur sa série Reporters, qui, avec sa recherche sur les mécanismes journalistiques et politiques dans le cadre de la fiction, a dévoilé un système dont certains aspects se sont reproduits dans la réalité peu de temps après la diffusion des premiers épisodes.
Si la force des séries réside avant tout dans leur écriture scénaristique sans faille, celle-ci se limite encore trop souvent à une simple manipulation du spectateur censée le tenir en haleine pour regarder l’épisode suivant en recourant au monde de l’enquête policière, qui se prête à merveille à ce sujet. À cause de ce formatage, les séries qui ont un univers à part entière et qui produisent un point de vue inédit sur le monde sont encore rarissimes. Un facteur déterminant dans ce manque de singularité est souvent une mise en images sans identité, comblée par une musique qui souligne l’émotion à outrance, ce qui n’est justement pas une prolongation cohérente de l’écriture scénaristique. Les séries à grand budget comme Lost misent tout sur des décors extravagants et une image léchée, sans qu’il n’y ait une véritable conception d’une atmosphère. Pourtant, elle pourrait être créée avec une réflexion approfondie sur la composition de l’image, ce qui ne nécessite pas forcément un budget astronomique.
Il semble que les exemples les plus réussis, comme la série culte Twin Peaks créée par David Lynch et Marc Frost, à laquelle fût consacré une rétrospective et une journée d’étude dans le cadre de Seriesly, émanent d’une vision d’une ou deux personnes dont au moins une prolonge la vision au moment du tournage, avec un projet esthétique cohérent en tête. Une fois que le duo n’est plus d’accord sur la suite de la série, le pacte de création est rompu et la série sombre dans des revirements scénaristiques improbables ou perd en intensité, puisque le contrat esthétique engagé n’est pas mené à terme. Ceci est un grand problème en Europe, où le producteur, le scénariste et le réalisateur revendiquent à tour de rôle le poste de showrunner, sans qu’il n’y ait vraiment une personne en charge qui supervise la cohérence scénaristique et esthétique de l’ensemble. Sans parler des contraintes que les programmateurs de la chaîne de télévision imposent aux créateurs.
Le monde du cinéma et de la télévision semble de plus en plus se recouper, en se divisant en deux catégories distinctes, à savoir les séries et les films d’auteur qui ne s’adressent qu’à un public spécifique et les séries et films commerciaux qui visent surtout à faire exploser l’audimat. Cette dichotomie prouve qu’au cinéma et à la télévision il y a du bon à prendre, que l’un peut apprendre de l’autre et que la raison d’être d’une deuxième édition de Seriesly serait une suite logique, malgré le rendez-vous manqué du week-end dernier.