Quel est le point commun entre faire graver une mouche sur un pissoir et enregistrer la trajectoire d’une voiture ? Inciter à se comporter en bon citoyen – mieux viser pour les hommes ou mieux conduire pour les automobilistes – grâce au nudges et aux incentives. Ceux-ci se trouvent au croisement de la psychologie comportementale, de l’économie expérimentale et du paternalisme libertarien. Dans To Save Everything Click Here, le publiciste Evgeny Morozov critique la « folie du solutionisme technologique ». Selon lui, l’efficacité présumée des nudges serait « likely to be the result of a forced consensus rather than the outcome of genuine deliberation ».
Le vendredi 13 mars, Bâloise a lancé son app « Game of Roads », élaborée en collaboration avec une start-up issue de l’Université du Luxembourg. L’assureur Axa s’est écrit la « prévention des risques » sur l’étendard et a lancé son app à lui : Axa drive. Le principe reste le même : la gamification. Il s’agit de collecter points, badges et bonus, autant de gratifications pour récompenser le comportement routier. (Le conducteur pourra également comparer son style de conduite avec celui de ses amis à travers les réseaux sociaux.) Voici comment ça marche : Les quelque 8 000 participants aux initiatives des deux assureurs téléchargent l’application sur leur smartphone ; grâce au signal GPS, grâce également au gyroscope intégré, leur portable mesure les mouvements de la voiture : freinage, accélération et manière de négocier les virages. Les données personnelles à fournir sont une adresse mail et un nom (qui pourra également être un pseudo). Or, en fin de compte, le conducteur (plus ou moins anonyme) accepte d’envoyer des informations potentiellement sensibles à un tiers : Où est-il allé quand, par exemple pendant ses horaires de travail ; pourquoi, ce matin-là, a-t-il conduit de manière nerveuse, etc. ?
Même si Bâloise et Axa promettent d’anonymiser les données et de ne pas effectuer des croisements avec les bases de données de leurs clients, même si les assureurs jurent que leur application n’aura aucune incidence sur la tarification, difficile de ne pas y voir des tests marketing pour sonder jusqu’où le client-cobaye sera prêt à aller dans la collecte de ses métadonnées. Derrière les gadgets technologiques et le « côté ludique », pourra ainsi se jouer l’avenir d’un modèle d’affaires, celui de la mutualisation des risques (voir également ci-dessus).
Axa a mis sur pied une équipe pluridisciplinaire et internationale où se mélangent techies du Silicon Valley et de Singapour avec économistes des grandes écoles françaises. Ces chercheurs devront prospecter les tendances futures, notamment les enjeux et possibilités liés au recueil de métadonnées à grande échelle et à leur analyse. Nathalie Hanck, responsable presse d’Axa Luxembourg, en est convaincue : « La révolution des données changera la manière de fonctionner des assurances, et cela soulèvera de nouveaux questionnements éthiques. » Selon Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, la protection de la sphère privée ne serait plus une « norme sociale ». La question qui se pose aujourd’hui aux sociétés post-industrielles est : L’État a-t-il le droit d’empêcher les citoyens de livrer leurs données personnelles à des firmes privées en échange de remises ?
En novembre 2014, la Post a ainsi lancé un système de tracking domestique intitulé « Mother ». Pour 290 euros, grâce à des motion cookies, un ménage peut vérifier à distance à quelle heure le fils est rentré à la maison, combien de cafés ont été avalés et si tous se sont bien brossés les dents avant de se coucher. Sur le site de la Post on lit : « Cet objet connecté (…) veille sur vous et vos proches comme une véritable maman »… ou comme un véritable grand frère. (Sven Clement, président des Pirates, en avait fait la publicité sur son compte Facebook : « Dir sicht nach no engem e bëssi méi spezielle Cadeau? Da kuckt mol bei http://mother.rms.lu oder direkt bei der POST laanscht! ») Une étude de la branche néerlandaise de PWC a trouvé que 67 pour cent des consommateurs interrogés se disaient prêts à fixer des capteurs sur leur voiture ou dans leur maison, si cela pouvait résulter dans une réduction de leur prime.
Le crash recorder, lancé il y a six ans par Axa, proposait le deal suivant aux clients âgés jusqu’à 24 ans : en échange de l’installation d’une boîte noire enregistrant les vingt secondes précédant et les dix secondes suivant un accident, ils auront droit à des primes réduites sur leur assurance casco. Le crash recorder enregistre les accélérations, décélérations, le freinage ainsi que la date et l’heure. Or Axa finit par en installer à peine 300. L’assureur, sentant que la traçabilité risquait d’enfreindre les sentiments de liberté de ses jeunes clients, tenta de désamorcer les critiques. Dans un FAQ, l’assureur se posait à soi-même la question : « Un crash recorder est-il synonyme de surveillance totale ? Ou d’un mouchard ? » Non, (se) répondait-il, car les données seraient « effacées au fur et à mesure de la conduite », l’instrument ne permettant que de sauvegarder les « données sensibles liées à un accident » et garantirait ainsi « une meilleure sécurité juridique en cas de litige. »
Chez Axa, on explique que la demande viendrait surtout des parents des jeunes conducteurs qui y voient « un petit espion » incitant la progéniture à rouler moins vite. Or, ajoute-t-on, là était justement le problème, car « les gens se sentaient jugés ». Rebaptisée en moins sinistre « drive recorder », la boîte enregistreuse a rencontré de grands succès en Suisse. Au Luxembourg, on suit ces développements de très près.