Le supplice de Tantale consiste à avoir sous les yeux des monceaux de nourriture et de boisson, sans jamais pouvoir s’en saisir, ceux-ci restant hors de portée. Les émissions culinaires en sont la version moderne, un écran nous séparant de plats plus appétissants les uns que les autres. À ceci près que l’on s’y soumet de son plein gré, sans avoir été condamné. C’est une forme de plaisir masochiste que de regarder Top Chef toutes les semaines à 21h, juste après un repas du soir à base de pizza Dr Oetker ou d’une lasagne surgelée. Depuis que la télévision a été inventée, filmer des personnes en train de préparer à manger a toujours été un bon moyen de réaliser des émissions pas trop coûteuses. Un plan fixe. Un décor assez standard. Quelques protagonistes. Une botte de poireaux, deux poulets, deux plaquettes de chocolat, un pot de crème fraîche. La recette était assez simple.
En France, dans les années 80, c’était vers midi qu’officiait une certaine Maïté, robuste cuisinière échappée de la cantine d’une équipe de rugby, qui assommait les anguilles à coups de pilon, et versait une demi-bouteille de cognac pour donner un peu de goût aux sauces. Ensuite, le concept s’est un peu modernisé, avec le Dîner presque parfait, où des amateurs organisaient un repas à tour de rôle, à l’issue duquel les convives allaient dans la salle de bain pour noter ce qu’ils avaient mangé et, bien sûr, dire tout le mal qu’ils pensaient du rôti dur comme de la brique, ou du mauvais goût de leur hôte. Tout cela relevait autant du folklore que de la gastronomie. Il faut dire qu’il n’est pas évident de rendre le concept intéressant : quiconque a déjà contemplé la cuisson d’une quiche dans un four à chaleur tournante conviendra que ce n’est pas le spectacle le plus passionnant de la création.
D’aucuns apprécient les films un peu lents, voire contemplatifs. Il faut reconnaître que The Tree of Life de Terrence Malick, par exemple, est un remède souverain à l’insomnie la plus carabinée. Mais quitte à allumer la télévision, alors que reportages animaliers, enquêtes criminelles, actualités brûlantes ou comédies romantiques sont à portée de télécommande, pourquoi choisir délibérément de passer deux heures à regarder des gens préparer une tarte au yuzu twistée avec du piment d’Espelette ?
Avouons que le genre s’est bien renouvelé. Top Chef met aux prises des toques émérites, souvent étoilées ou en passe de le devenir. Autant dire que c’est à la cuisine ce que la pornographie est aux relations sexuelles. Vous ne regardez pas n’importe qui, vous admirez des professionnels : des balaises de la béarnaise, des frappadingues de la meringue et autres maestros de l’osso bucco. Des pâtisseries parfaites, au glaçage aussi lisse que le teint d’un top-modèle après passage sous Photoshop procure une certaine forme de satisfaction. En cinq minutes d’émission, votre taux de cholestérol prend dix pour cent.
Côté réalisation, on est passé dans une autre dimension. Pour la génération Spotify, une chanson de plus d’une minute trente c’est quand on a appuyé sur « repeat ». Alors on laisse les plans séquence de deux heures à Sam Mendes. Tout est monté comme un clip, façon film de super héros (ou vidéo TikTok) : trois secondes par plan maximum, des coupes sur les candidats qui commentent leurs erreurs ou leurs émotions, des gros plans sur le dressage de l’assiette, une musique dramatique, un ralenti sur la sauce qui coule, éventuellement un flash-back accompagné d’une voix off sur l’émission précédente.
Le but, ici, ce n’est pas de refaire la recette chez soi. Pour ça, il y a YouTube ou Marmiton. Ce n’est pas non plus simplement de faire saliver le grand public. Pour ça il y a Instagram, où certains comptes sont largement plus caloriques qu’une carte de Pizza Hut. Ici, le maître mot c’est compétition ! On veut voir de la prise de risque sur la cuisson de la volaille. On veut voir des maîtres Jedi de la pâtisserie rater un bête dessert en oubliant de beurrer un moule à tarte et se le voir vertement reproché par des chefs… pas toujours tip top !