Commande publique

Artistes en service

d'Lëtzebuerger Land du 16.05.2014

Pour rappel : La commande publique est le procédé par lequel on fait appel aux artistes professionnels et établis afin de concevoir des œuvres spécifiquement adaptées aux établissements publics. Elle regroupe donc des œuvres créées et aussitôt réalisées, inscrites dans le patrimoine de l’État. Lors de la construction d’un bâtiment public, ou de la réalisation d’un bâtiment par les communes ou les établissements publics financée ou subventionnée pour une part importante par l’Etat, 1,5 pour cent du coût total de l’immeuble (avec un plafonnement à 800 000 euros) est destiné à l’acquisition d’œuvres artistiques, partie intégrante du bâtiment. Sont concernées les constructions ou réhabilitation des immeubles à vocation culturelle, éducative, sociale, administrative ainsi que tous les immeubles ouverts au public. À partir d’un investissement de 40 millions d’euros, il s’agira d’un appel d’offre européen, une loi spéciale devant être votée avec un concours d’idées pour les réalisations artistiques.

Par le biais de ce concours d’idées, une commission spécialisée, la commission de l’aménagement artistique, qui est composée d’experts nationaux, dont Kevin Muhlen, le directeur artistique du Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, et internationaux sous-pèsent les projets et en dégagent celui ou ceux qui proposent un concept artistique d’ensemble pour un bâtiment en vue. Le président de la commission transmet les résultats à l’autorité en charge de la réalisation de l’immeuble pour veiller à la faisabilité ainsi qu’aux ministres.

Voilà ce qui se passe du côté des décideurs, mais qu’en est-il du côté des artistes luxembourgeois ? Beaucoup de choses qui jusqu’ici naviguaient dans une certaine opacité, deviennent lentement plus transparentes. Et les procédures, les démarches pour accéder aux résidences et aux concours, par exemple, semblent se simplifier. On se passe le mot davantage aussi. Et on discute les choix des décisions, enfin. Ce qui est sain. On râle à juste titre, puisque tout cela s’inscrit dans une évolution.

Quant aux artistes, ils sortent les crocs, s’essaient dans différentes configurations, certains se concentrent sur leur propre création, plutôt en autarcie, d’autres préfèrent davantage partager, échanger et optent pour les associations et les collaborations pré-définies ou alors plus vagues aussi, peut-être moins contraignantes, de prime abord, et certains autres encore tendent à se spécialiser dans les commandes publiques, se livrant à un exercice de définition, d’organisation logistique et administrative qui préfigure la création en elle-même.

Trixi Weis, par exemple. L’artiste bien établie qui, parallèlement à ses recherches très personnelles, s’intéresse depuis toujours aux mécanismes institutionnels censés soutenir le pool de jeunes et moins jeunes créateurs indépendants, a décroché une réalisation pour le Fonds Kirchberg, City Clock. La procédure fut plus directe et les modalités différentes que celles des concours habituels. Dans ce cas de figure les artistes étaient sélectionnés dès le début de la construction et ont été impliqué dans le développement et toutes les étapes de celle-ci. « Cela m’a plu, une expérience qui permet un certain confort mais aussi une réelle valorisation du regard porté par l’artiste », raconte-t-elle.

Récemment, avec Gilles Pegel et Claudia Passeri, elle a aussi remporté le concours des trois lycées déjà construits (Dudelange, Redange, Wiltz). Elle installera pour le Lycée Nic Biver Dudelange ses Crayons – des sculptures monumentales de crayons à LED et gommes (pour supposer la possibilité de l’erreur) et qui permettront aussi l’interactivité avec la communauté scolaire en proposant un dispositif de pré-enregistrement d’une bande sonore au gré des envies. Là aussi, l’artiste dit avoir pris plaisir à travailler sur la conception et a hâte de passer à la réalisation. « D’ailleurs, je pense que s’il y avait plus de projets publics, il n’y aurait pas besoin du statut de l’artiste », dit-elle.

Gilles Pegel, très indépendant dans ses démarches en règle générale (voir d’Land 15/14 du 11 avril), voit dans ce projet une manière efficace de réaliser une œuvre, et ce dans un certain confort. Et puis d’en vivre décemment, par la suite. Ce qui n’est pas négligeable lorsque, comme lui, on a fait le choix de devenir indépendant. Les contraintes de faisabilité, la conception d’un dossier, le travail ne lui font en aucun cas peur, mais il se pose bien sûr la question de son indépendance et de sa réflexion autour de ses créations. Pour sa fresque en petites pièces de Lego pour le Lycée de Redange, intitulée This Play Wall, il propose un rappel de tous ces symboles et codes informatiques, en partant des premiers jeux et en intégrant aussi les plus récents, qui nous entourent, tel que l’icône de Twitter. Cet œuvre représente une sorte d’écran d’ordinateur géant (les pixels étant les pièces de Lego) qui regroupe toutes les reliques de notre culture informatique.

Pour Claudia Passeri, plus discrète qui ne s’emballe pas quant à son expérience, tant qu’elle n’est pas réalisée, son projet est un relief mural en cuivre, représentant un nœud qui reflète à la fois la réflexion autour de l’exercice mental à résoudre et le changement. Il est conçu pour le Lycée de Wiltz et accueillera les élèves sur la façade, à l’entrée de l’établissement scolaire. Pour l’œuvre en elle-même, l’artiste évoque un marqueur générationnel – le cuivre étant un matériau qui évolue au contact de l’air et du temps. Pour elle, comme pour les autres, le concours est finalement une bonne manière de se confronter avec différentes contraintes, un challenge. Elle y voit à la fois un moteur pour sa propre création et un frein pour une conception plus en profondeur et plus en indépendance. De plus, elle estime qu’il est bon que ce type de concours se démocratise, qu’on sache mieux désormais où les trouver (publiés dans la presse nationale, mais aussi sur le portail culture.lu). Pour elle il doit rester ouvert à l’échelle européenne, forcément afin de pouvoir placer ses propositions dans un contexte plus large et plus professionnel. Donc aucun besoin de favoriser les artistes luxembourgeois en leur réservant une partie des projets, comme cela est le cas dans certains Länder, en Allemagne.

Le galeriste Alex Reding (Nosbaum&Reding) avoue que le flux entre la création et son besoin, ainsi que sa demande, d’un point de vue institutionnel a certes évolué, mais n’est, à son goût pas encore assez transparente. « Le soutien n’est pas encore assez efficace. » Il pense d’ailleurs aussi que l’argent public, dans certains cas, est littéralement dilapidé, du fait de mauvais choix et du fait de la crainte de faire de vrais choix dans un contexte national. « Nous ne nous faisons pas encore assez confiance, on choisit des étrangers pour diriger des structures qui ensuite, forcément font appel à des artistes étrangers pour travailler ici. Pas un mal en soi ! Mais certains marchés devraient être davantage réservés aux Luxembourgeois qui ne sont pas nombreux et qui n’ont pas accès à tous les projets, dans d’autres pays. On ne protège pas assez la création artistique luxembourgeoise. » Il explique posément aussi que son rôle à lui est différent de celui de l’État et qu’il faut le rappeler, lui soutient les artistes de son choix dans un contexte commercial et international, en se positionnant dans les différentes foires d’art contemporain. « Et l’argent que la galerie retire des ventes, les 50 pour cent, cet argent est sans cesse réinvesti pour pouvoir au mieux représenter les artistes et leurs œuvres d’art à l’étranger. »

Kevin Muhlen s’interroge lui aussi sur le soutien des artistes et leur philosophie, leur engagement. « Beaucoup n’osent pas ou attendent que l’on vienne les chercher, mais c’est à eux de faire des propositions ou de répondre aux concours, aux résidences proposées. Lorsque l’on veut s’inscrire dans une démarche professionnelle, on doit absolument prendre des risques. Parfois, un dossier, une idée sera refusé, or, elle pourra non seulement être recyclée par l’artiste lui-même, mais elle lui permettra aussi de préciser son propre regard. » Lorsqu’on pose la question de la transparence des concours et des décisions prises et du copinage, Kevin Muhlen assure que tout se fait désormais dans les règles de l’art, que les experts qui décident se posent, en règle générale, pour ce qui est de sa propre expérience, réellement les questions de la pertinence des œuvres proposées pour les différents espaces publics et de leur faisabilité. Les procédures pourraient d’après lui être améliorées voire simplifiées, surtout en ce qui concerne les différentes échéances – de la publication d’un concours à la réalisation de l’œuvre, s’écoule en règle générale un an et demi, ce qui est bien trop long. Mais d’autres aspects, surtout en terme décisionnel, évoluent favorablement, en ce qui le concerne. Pour le concours de trois lycées, par exemple, les premiers dossiers introduits furent tout simplement tous refusés, aucun ne correspondant à la demande des maîtres d’ouvrages, ni à celle de la qualité artistique requise.

La création artistique inscrite dans l’espace public n’est en aucun cas surprenante et nouvelle, pris dans un contexte plus large, mais au Luxembourg, on est encore dans les prémisses. Les démarches qui se simplifient et se clarifient peu à peu, calquées sur celles à l’étranger (une sorte de compilation de ce qui se fait en Allemagne d’une part et en France d’autre part) restent cependant imprécises dans leur compréhension auprès des artistes eux-mêmes. Voire parfois encore trop peu accessibles. Mais faut-il plus de pédagogie à ce niveau-là, outre les fascicules explicatifs sur le comment être un véritable artiste indépendant (référence à Un guide pratique – créer et servir l’art, compilé et édité par le ministère de la Culture et qui aurait besoin d’un petit update), faut-il un endroit qui permette davantage un accompagnement dans les étapes des différentes procédures ? Ce n’est sans doute pas un mal en soi que de devoir se débrouiller à dénicher telle ou telle proposition, savoir établir un dossier, un budget, demander des devis – cela semble aujourd’hui faire partie des cordes obligatoires d’un créateur indépendant. La réalité de la professionnalisation d’un véritable métier qui peut se voir aussi au service du domaine public.

Karolina Markiewicz
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