Les historiens des Annales comme Marc Bloch, Lucien Febvre ou Fernand Braudel ont étudié les sociétés dans la longue durée au lieu de l’histoire événementielle. Ils ont constaté ainsi les changements profonds qui sont le fruit d’une accumulation de décisions et de non-décisions des acteurs économiques, sociaux et politiques sur des siècles. Constater la longue durée revient aussi à comprendre combien il est difficile de revenir en arrière ou de piloter les évolutions par des décisions ponctuelles sous le coup de l’actualité.
La ville de Luxembourg se prête à merveille pour des réflexions sur la longue durée en matière de politique urbaine. Quand la place financière s’est développée à partir des années soixante, on a d’abord utilisé à cette fin le centre ville devenu en quelques années un grand bureau pour toutes les installations nécessaires à la place financière. Personne n’y a vu du feu, tout le monde était content de cette nouvelle activité économique. L’exécutif de la ville a tout laissé faire : démolir le boulevard Royal et pas mal d’autres rues et boulevards, fleurir une architecture fonctionnelle, mais somme toute minable esthétiquement, usée après trente ans d’usage et très chère à rénover, chasser les habitants surtout les moins fortunés, monter la spéculation en graine et exploser les prix (puisque les banques et les acteurs du secteur financier pouvaient payer n’importe quels prix).
Hier comme aujourd’hui, le mantra des bourgmestres successifs de la ville était que celle-ci est impuissante face à la mésaffectation des maisons d’habitation par des acteurs économiques privés comme par l’État et la ville elle-même et à la destruction et à la désaffectation de nombreux logements au centre ville. En fait, le parti libéral, au pouvoir dans la capitale depuis presqu’un siècle, avec une seule interruption de 1963 à 1969, a assis son pouvoir sur son entente intime avec les propriétaires grands et petits. Quand le bourgmestre Paul Helminger a voulu clarifier la situation de la propriété immobilière et du bail à loyer par une enquête publique, il s’est fait ramasser aux élections de 2011 et en a perdu son fauteuil à l’hôtel de ville. Son fringant successeur, également libéral, qui n’y a pas fait long feu, s’est bien gardé de se brûler les doigts à cette matière-là ! L’actuelle bourgmestre, au pouvoir depuis 1982, avec quelques interruptions, a de sérieuses responsabilités pour l’évolution calamiteuse de la ville dans la longue durée. Elle non plus n’arrive toujours pas à faire disparaître les terrains vagues de la route d’Arlon en friche depuis plus de deux décennies. Elle vient de déclarer que désormais la ville a l’intention de prendre en main le futur chantier pour la transformation du stade route d’Arlon pour court-circuiter les promoteurs. On verra bien.
Il faudra un jour se pencher également sur la responsabilité de l’État dans cette affaire de développement de longue durée de la capitale, tous les partis au pouvoir depuis les années soixante confondus.
À la fin des années cinquante, il était clair que la capitale avait besoin de s’étendre. Le plateau du Kirchberg s’y serait prêté à merveille. Mais l’État qui a racheté à bas prix les labours en expropriant pas mal de propriétaires pour des raisons d’utilité publique, y a fait construire par le « Fonds d’urbanisation et d’aménagement du plateau du Kirchberg » (Fuak), créé par la loi du 7 août 1961, les bâtiments européens et les gouvernements successifs ont laissé faire le Fonds d’urbanisation du Kirchberg, soi-disant autonome, sans aucune vision pour les besoins du développement de la capitale1.
Bien plus, le Fonds et la ville se sont maintes fois crêpé le chignon sur la question de savoir si les règles du PAG de la ville valaient pour le Kirchberg. Ce n’est que dans les années 1990 que le Fonds s’est mis à créer un nouveau quartier urbain en transformant les autoroutes en boulevards urbains, en acceptant des commerces, des logements et des équipements culturels. Mais ni l’État ni la ville n’ont réussi à amener le Fonds à laisser la nouvelle Université du Luxembourg s’installer sur les terrains encore disponibles sur le plateau du Kirchberg. Et il a fallu une décision politique claire et nette du Premier ministre Juncker dans son discours à la Chambre sur l’état du pays le 10 mai 2010 pour amener le Fonds du Kirchberg à débloquer un terrain pour la nouvelle Bibliothèque nationale.
Dans cette longue durée, l’actualité est un révélateur des fautes commises naguère et la difficulté d’emprunter de nouveaux chemins aujourd’hui. Dans notre capitale, cette actualité, c’est pour la nième fois le stade de football national, mais c’est aussi la pénurie et la cherté des logements. Face à l’énervement des sportifs, face au mécontentement grandissant des familles à la recherche d’un logement proche de leur travail, les politiques à la manœuvre y réagissent comme toujours. Ils annoncent un nouveau site pour le foot et la création de nouveaux logements par la transformation de l’ancien terrain de foot en logements.
La naïveté politicienne n’a d’égal que celle des journalistes qui répercutent largement ces annonces, le plus souvent sans vraiment se poser de questions, et du grand public si tant est que ce dernier se laisse encore prendre au jeu. Ce jeu consiste à organiser la communication de la ville par des « city breakfast » pour faire profiter les médias de la primeur des secrets des chefs de la ville. À chaque « city breakfast » il faut sa révélation qui suscite des attentes. Mais le flan retombe vite tant est long le délai entre l’annonce et la réalisation, si jamais il y en a.
J’ai beaucoup aimé la réaction du président du Tennis Club Stade à l’annonce de la bourgmestre Lydie Polfer que le terrain du stade Josy Barthel et du service d’hygiène dans lequel sont incluses les installations du Tennis Club va être utilisé pour construire des logements. Cette réaction est d’un calme admirable qui doit laisser rêveurs tous les politiques. Rappelant qu’il y a quinze ans déjà (toujours la longue durée !), le bourgmestre Paul Helminger lui avait glissé un mot sur l’utilisation de ce terrain pour créer des logements, le président du club de tennis constate que rien ne s’est fait depuis lors et que rien se fera dans un futur proche. En effet, il faudra d’abord décider et exécuter la construction d’un nouveau stade de football en phase avec le futur tram (horizon 2020, sans doute plus ?), pour la route d’Arlon prendre une décision politique, prévoir un budget, faire des plans, établir et publier des appels à soumission, démolir l’ancien, construire (horizon 2030 ?). Toujours la longue durée qui fonctionne en décennies.
Et – encore la longue durée – pourquoi attend-on toujours ce fameux tram, sur lequel il y a un accord entre la ville et l’État depuis 2005 ? Evidemment, cet élément central du concept de mobilité de la ville dépend de la rénovation du pont Adolphe censée aboutir en 2017, si tout va bien. Cela fera alors presque vingt ans que la bourgmestre de la ville et son parti ont torpillé en 1998 le concept du BTB2.
La longue durée des historiens n’est évidemment pas celle de la politique luxembourgeoise. Celle-ci, c’est une histoire d’inefficacité politique et de lourdeur bureaucratique. Les Luxembourgeois sont un peuple bien patient à attendre que des réalisations se réalisent au lieu d’être simplement annoncées et sans cesse répétées. Le piéton de la ville que je suis s’est souvent posé cette question en longeant certaines rues de la ville, jamais terminées, mais toujours promises à un aménagement que l’on ne voit venir que dans la longue durée.