Il suffirait de larguer un journaliste étranger dans le quartier pour avoir droit au prochain article plein de clichés sur ce Luxembourg – paradis fiscal – pays au BIP élevé où les gens vivent dans un luxe ordonné qui ferait paraître la Suisse comme un pays en voie de développement. Une après-midi de printemps dans le nouveau quartier de Belair à Luxembourg, entre la rue des Aubépines, le Val Sainte-Croix, l’avenue Gaston Diederich et la rue d’Amsterdam. Ici, les ruelles nouvellement aménagées portent des noms de femmes, voire même d’Africains. Les routes sont larges, mais n’ont que deux voies pour les voitures, plus des places de stationnement à foison, sont bordées de jeunes arbres, il y a des stations de location de vélos et les horodateurs sont alimentés par l’énergie solaire. Des pères et des grands-pères promènent leurs enfants, d’autres leur chien, de jeunes femmes font du jogging et on entend toutes les langues. La Porsche Cayenne ou le quatre-quatre de Mercedes sont la norme devant la porte – enfin, pour ceux qui n’ont pas de parking souterrain. Les jardins, fraîchement plantés, sont fait de buis taillés ou d’arbres en espalier. De nombreux chemins pour piétons permettent de relier aisément les différentes rues et les vieux quartiers avec leurs commerces – la boucherie bio, le bar branché, le fleuriste. Par beau temps, on voit jusqu’au Kirchberg vers l’Est, les nouvelles tours y miroitent au soleil. On se croirait dans un rendering architectural (ces illustrations numériques en trois dimensions plus vraies que nature) ou une publicité pour la vie urbaine moderne, où le bonheur des gens se mesurerait déjà en BIP du bien-être.
« Belair passe pour un quartier relativement chic et huppé qui peut être en même temps qualifié de ‘ville dortoir’, car les habitants vivent dans l’anonymat et le sentiment d’appartenance à la communauté est faible », écrit la Ville de Luxembourg sur son site Internet concernant le quartier. Et pour cause : « Les prix du logement sont relativement élevés, ce qui correspond à la qualité de l’habitat et à l’image de marque du quartier. » Il a fallu trente ans avant que l’urbanisation de ce nouveau quartier soit mise en route, avant que les anciens prés bucoliques, poumon vert du quartier, se transforment en quartier urbain densifié. Le projet privé d’urbanisation de treize hectares en plus de 400 habitations, maisons individuelles et surtout blocs d’appartements à trois étages a été autorisé en 2001, la Ville a commencé l’installation du réseau routier cinq ans plus tard. Si une quinzaine de bâtiments sont déjà achevés, d’autres sont encore en chantier, les promoteurs immobiliers s’y côtoient en bon voisinage, du spécialiste du clé-en-main à celui qui se situe en haut de l’échelle des prix et promeut prestige et exclusivité de ses constructions. Les prix des projets encore en vente sont à l’avenant : presque 700 000 euros pour un appartement de 90 mètres carrés (le triple des prix pratiqués au Nonnewisen à Esch, par exemple), un penthouse de 270 mètres carrés pouvant atteindre 2,2 millions d’euros. À ce prix-là, le promoteur promet toutes les qualités écologiques et énergétiques dans l’air du temps. Et une « expression [architecturale] exclusive à la fois sobre, dynamique et élégante ».
Depuis vingt ans, tous les discours politiques tournent autour de la crise du logement au Luxembourg, de la rareté du terrain et du besoin de construire de manière densifiée. Les architectes et promoteurs prédisant la fin de la maison de ville, solitaire ou tout au plus mitoyenne, et plus encore du rêve pavillonnaire périurbain, voyant la solution dans les grands ensembles. Aujourd’hui, après les longues phases d’acquisition et de viabilisation des terrains, d’accords politiques de principe, de PAG en PAP jusqu’aux autorisations de bâtir, nous y sommes. Les villes nouvelles poussent comme des champignons à travers le pays. Là où jadis, il n’y avait que les beaux quartiers du Kirchberg pour accueillir les jeunes populations à la recherche de logements, l’offre se décline désormais en dizaine de nouveaux quartiers qui se sont présentés au salon Urban Living à Differdange le week-end dernier : 600 logements en construction dans le quartier Arboria à Differdange, 450 à Schifflange, des centaines achevés ou sur le point de l’être aux Nonnewisen ou à Belval Nord à Sanem, aux portes de Hollerich, au ban de Gasperich ou à Wasserbillig. La norme désormais est devenue l’appartement, parfois encore de petits town-houses, maisons individuelles mais intégrées dans les grands ensembles.
Tous les architectes de renom participent à ce nouveau boom, tous vantent l’originalité de leur concept dans les brochures promotionnelles en quadrichromie, mais, en réalité, tous ces blocs d’appartements se ressemblent. Comme si le langage architectural était dicté d’une part par les contraintes du marché (valorisation maximale du terrain) et les normes imposées à la fois par les plans d’aménagements des villes et par le Zeitgeist. Dans un quartier comme celui de Belair, on peut lire comme dans un livre d’architecture, au gré des rues, déambuler dans les styles des différentes décennies, entre l’ambiance bucolique des maisons majestueuses avec leurs arbres centenaires de l’allée Leopold Goebel, les maisons aux façades pastels de la nouvelle partie du Val Sainte-Croix, les façades couleur « crème » ou « champagne » des premiers blocs d’il y a dix ans de la rue des Aubépines et les constructions actuelles qui sont toutes blanches, aux formes géométriques rigoureuses déclinées en séries, avec des balconnets minimalistes et aux toitures plates (fantaisie du moment : des garde-corps en verre sablé et teintés de couleurs pastels). On se croirait dans un catalogue d’architecture.
Mais un des grands malheurs des architectes est qu’ils conçoivent des bâtiments pour livres d’architecture, et que les gens font tout pour se les approprier, s’y sentir bien. Les uns décorent leurs balcons de plantes en pots, les autres y accrochent des objets décoratifs en terre cuite rapportés des dernières vacances au soleil, ou, de préférence, d’énormes antennes satellites qui accaparent tout le balcon. « L’appropriation de l’espace, ce reste de pouvoir que l’on conserve sur le monde, lorsqu’il a disparu du travail, constitue l’un des avantages de la culture domestique et, en même temps, l’un de ses moteurs essentiels », écrit l’architecte et professeur français Daniel Pinson dans Architecture et modernité (Flammarion, 1996). Cette « appropriation structure aussi le passage de la nécessité élémentaire d’un abri vers le plaisir de l’habiter. » À côté des grands blocs rutilants, les habitants de l’ancien quartier ont commencé à bêcher leur potager, tournant le dos aux grues et aux pelleteuses.