À l’heure des révolutions des peuples voisins « que nous soutenons », la problématique des réfugiés révèle dans l’urgence sa nature trouée d’incohérences. Des scénarios catastrophistes de réfugiés africains arrivant en masse en Europe, venant déranger le sommeil paisible des communautaires et des cris hystériques des autorités italiennes aux patrouilles de l’agence de protection des frontières extérieures de l’Union, Frontex, jusqu’aux manigances des leaders de l’Union et des manœuvres juridiques, tout le monde semble d’accord pour « laisser passer » à travers la frontière européenne le nombre le plus petit possible de réfugiés. Leur eldorado ne veut pas d’eux.
D’un côté, on chante haut et fort le droit international et les droits de l’homme, on loue les peuples finalement libérés du joug de leurs dictateurs et de l’autre, on essaie, tant bien que mal, de se protéger des suites que ces mutations pourraient avoir sur « le vieux continent ». Les chanceux, ceux qui ont réussi à franchir les obstacles, doivent, une fois arrivés dans le « pays d’accueil », affronter peut-être le plus grand défi : garder la tête froide devant une paperasserie sans pareil, un climat d’anonymat et de pressions souvent incomprises.
Évidemment qu’ils ont des droits, maintenant qu’ils se trouvent sur un sol démocratique. Mais ils ont aussi beaucoup de devoirs et d’interdictions. Et ce paquet « all inclusif » ne vaut qu’aussi longtemps qu’ils se trouvent en « régularité », pour dire sous contrôle du bienveillant et tout-puissant État luxembourgeois. Tous les mécanismes se mettent en marche pour remettre le réfugié dépaysé à sa place. C’est-à-dire dans son pays.
Cela se traduit par un processus complexe et miné que le demandeur d’asile doit affronter. Alors qu’une des avancées de la loi du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection avait justement été d’offrir un catalogue des critères à prendre en compte pour statuer sur le sort d’une demande de protection internationale, l’application de ces critères se révèle souvent trop restrictive.
En juin 2010, le Lëtzebuerger Flüchtlingsrot (LFR) avait sorti un rapport sur l’application de ladite loi, qui soulignait ces manquements. À plusieurs reprises, ses rédacteurs concluent que l’application des critères n’est pas conforme au droit international et notamment aux interprétations du HCR (Haut Comité des Réfugiés) et de la Convention de Genève, autorités internationales en matière d’octroi du statut de réfugié. Les cinq critères de persécution (race, religion, nationalité, appartenance à un groupe social, opinions politiques) ne sont en effet pas toujours très nets et clairs.
Alors que la loi prévoit que pour être considéré comme réfugié, le demandeur doit « craindre avec raison d’être persécuté », la pratique en est une autre. Selon le LFR, le ministère des Affaires étrangères (MAE) et les juridictions administratives requéraient des critères plus restrictifs que celui de la crainte fondée. Également, la « crainte par association » ne serait trop souvent pas considérée.
L’observateur averti constate que les termes utilisés laissent champ libre aux interprétations. Les avocats que nous avons consultés pour cette recherche nous confirment cette tris-te tendance : « on joue dessus » déplorent-ils. L’arbitraire des décisions qui en résulte serait dû à une attitude a priori négative envers les demandeurs d’asile. La méfiance semble prévaloir dans l’approche du gouvernement (Land, 4.3.11). Jugements a priori seraient monnaie courante. On présupposerait qu’ils ne font que « raconter des histoires qui vont s’ébranler comme des maisons de cartes » selon le témoignage d’un responsable de la Direction de l’immigration au MAE.
On peut alors poser la question à qui servent les lois ? Aux hommes ou à l’État ? La même personne au MAE nous avait confié qu’il s’agissait pour eux de sauver des vies et…d’éviter des abus. On est amené à se demander qu’est ce qui pèse davantage. Dans le doute, il faudrait pencher vers l’octroi, avance le LFR. Mais la politique du MAE semble poursuivre le contraire. « La loi permet de cadrer, avance un avocat, mais finalement, c’est le ministère qui l’interprète selon ses termes ».
Un climat de suspicion régnerait dans les locaux ministériels. On soupçonne les nouveaux-arrivés de ne venir (que) pour faire des affaires. Ainsi, le responsable de la Direction de l’Immigration affirmait que les Africains, qui étaient nombreux à venir dans les années 2003-2004, venaient « pour le marché des drogues ». Une pareille idée ne peut que frapper celui qui s’intéresse un peu plus aux conditions de vie des personnes concernées.
Si ceci détermine l’approche des autorités en charge de l’octroi de la protection internationale, on ne s’étonne plus de l’interprétation restrictive des critères. L’UNHCR confirme cette tendance en notant dans sa contribution à l’ouvrage sorti à l’occasion d’une journée d’étude consacrée aux développements récents du droit d’asile, le2 avril 2009, que la notion de « persécution » est interprétée de façon trop restrictive. D’après leur analyse, la situation individuelle du demandeur et la situation effective dans le pays d’origine ne sont pas assez prises en compte. Également, les causes de persécution, en particulier celle lié à la religion et au groupe social, ne sont pas assez considérées. Sur 343 décisions prises en 2009, 67 dossiers seulement ont eu une réponse favorable.
En outre, la loi avait créée un nouveau statut de protection. La « protection subsidiaire » était censée dépasser les limites du statut de réfugié politique dans le sens où ce statut pourrait être conféré à la personne « qui ne peut être considérée comme un réfugié, mais pour qui il y a des motifs sérieux et avérés de croire que, si elle était renvoyée dans son pays d’origine, courrait un risque réel de subir des atteintes graves ». Or, le FLR constate qu’il n’y a, de manière générale, pas d’examen spécifique pour cette demande qui pourtant se base sur des critères particuliers. De plus, les juridictions administratives ne censurent pas cette pratique qui consiste à examiner la demande comme si elle tendait à l’octroi du statut de réfugié politique.
Selon le rapport du LFR, une autre fâcheuse habitude du MAE et des juridictions administratives est celle d’exiger du demandeur des moyens spécifiques à l’appui de sa demande de protection subsidiaire. Hélas, de par nature, le demandeur avancera les mêmes faits. L’UNHCR aussi note un degré excessif d’exigence d’individualisation du risque « susceptible de rendre la protection subsidiaire illusoire ». Il en résulte que seulement huit dossiers examinés en 2009 ont reçu le statut de la protection subsidiaire.
Le LFR rappelle dans son rapport que c’est au ministre respectivement au Tribunal administratif qu’il appartient de qualifier les faits. Mais, ici se dévoile une autre faille dans le système juridico-politique luxembourgeois qui est celle de l’absence des moyens adéquats permettant aux magistrats de procéder aux recherches et aux vérifications nécessaires. Car, à l’inverse du MAE, le juge administratif ne dispose pas d’une administration spécialisée. Ce qui explique peut-être en partie pourquoi les juridictions administratives « refusent de sanctionner cette manière de faire du ministre …(et) acceptent la fiction juridique » ainsi que « l’impression que le dossier n’a pas été examiné de manière approfondie ».
Dans le même sens, le LFR et les avocats consultés ont déploré l’apparent copier-coller des réponses négatives. Non seulement, le MAE travaille « dans l’opacité », selon une avocate, les avocats eux-mêmes ne sachant pas à quel point se trouvent les dossiers de leurs clients. Après six mois, ils ont droit de demander à l’autorité où on en est, mais « le plus souvent nous recevons une réponse typée ». On peut s’imaginer à quel point ce temps d’attente, qui revient de facto à une mise en standby jusqu’à plusieurs années, est une épreuve pour les demandeurs d’asile et leurs familles.
S’observe un double procédé apparemment contradictoire : d’un côté une infantilisation à travers un système d’assistance paternaliste et de l’autre côté une responsabilisation du demandeur là où l’État luxembourgeois ne veut pas assumer ses responsabilités. Le LFR et l’UNHCR se rejoignent pour constater qu’une charge excessive repose sur le demandeur : « la barre est mise trop haute qu’elle ne le devrait selon la Convention de Genève » avance le LFR. Le LFR et l’organisme de l’ONU regrettent également que le tribunal considère que la charge de la preuve repose principalement sur ce dernier. Or, l’UNHCR note qu’ « en matière de protection internationale, les principes relatifs à la charge de la preuve sont différents…il est communément accepté que celle-ci repose à la fois sur le demandeur et sur l’examinateur ».
Saisie précisément d’une telle question préjudicielle, la Cour de justice a d’ailleurs clarifié que « l’existence de menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne du demandeur de la protection subsidiaire n’est pas subordonnée à la condition que ce dernier rapporte la preuve qu’il est visé spécifiquement en raison d’éléments propres à sa situation personnelle ». Ainsi elle a pu réduire la lourdeur de la charge de la preuve pesant sur le demandeur de protection internationale.
Il ne semble pas que les personnes décidant du sort des demandeurs de protection internationale soient toujours conscients de la spécificité de la situation dans laquelle leur client se trouve. Le LFR et l’UNHCR estiment conjointement qu’il est nécessaire de sensibiliser davantage les avocats luxembourgeois. Dans ce sens, il ne faut pas oublier que les demandeurs d’asile ne sont le plus souvent pas habitués aux procédures à la luxembourgeoise et que le droit d’asile s’applique à des hommes et des femmes se trouvant a priori dans une situation particulière de vulnérabilité et de détresse, « ce qui impose a priori de lui assurer un traitement qui soit conforme avec la particularité de sa situation… Or, comment leur assurer ce traitement conforme lorsque les responsables ont une attitude a priori négative ? Existe-t-il une telle conscience dans les locaux du MAE ?
Les avocats consultés pour cette recherche le nient. Il n’y aurait ni sensibilité culturelle ni respect pour l’autre. Alors s’impose la question si et dans quelle mesure on peut exiger une sensibilité des responsables administratifs. Après des années, voire des décennies, de service pour l’État, la raison d’État n’aura-t-elle pas abattue cette sensibilité si souvent implorée par les réfugiés ?