Dans son rapport annuel sur les revenus et le patrimoine des ménages, l’institut statistique français (Insee) a publié le 5 juin une intéressante étude sur les transferts de patrimoine dans quatre grands pays d’Europe. Ils jouent un rôle non négligeable dans le creusement des inégalités.
La richesse est largement une affaire d’accumulation d’épargne au fil du temps. Mais de plus en plus, écrivent les auteurs du document Jérôme Coffinet et Michel Mouliom, « les transmissions d’actifs entre les générations, sous forme de donations ou d’héritages, augmentent significativement la valeur des patrimoines des ménages bénéficiaires ».
Ces derniers sont de plus en plus nombreux : en 2014, d’après les données de l’enquête européenne HFCS (Household Finance and Consumption Survey) qui a porté sur 85 000 ménages, les transferts de patrimoine ont bénéficié à 27 pour cent des ménages en Allemagne, à 32 pour cent en Italie et à 33 pour cent en Espagne et cette proportion atteignait même 45 pour cent en France, soit presqu’un ménage sur deux.
Des différences qui tiennent aux particularités socio-démographiques et culturelles des pays considérés, mais aussi à leurs règles fiscales, comme on le voit avec les montants transmis, qui sont également très disparates : assez faibles en France (135 400 euros) ils s’élèvent à 294 600 euros, soit 2,2 fois plus, en Italie.
En effet, si les montants des transmissions sont aussi élevés en Italie, c’est en raison de taux de taxation très faibles pour les donations et les héritages depuis les réformes mises en place par les gouvernements Berlusconi et aussi du poids de l’immobilier résidentiel : 86 pour cent des ménages italiens bénéficiaires ont reçu un logement, contre 63 pour cent des Espagnols, 54 pour cent des Allemands et 37 pour cent des Français (à noter qu’il y a aussi davantage de ménages propriétaires de leur résidence principale en Italie et en Espagne qu’en France ou en Allemagne). Au logement il faut ajouter le foncier : la réception de terres concerne 23 pour cent des ménages bénéficiaires en Espagne, 19 pour cent en France, onze pour cent en Italie et dix pour cent en Allemagne.
Logements et terrains ont des valeurs unitaires élevées et favorisent l’Italie et l’Espagne. À l’opposé les plus faibles montants transmis en France et en Allemagne s’expliquent par l’importance des liquidités, qui se retrouvent respectivement dans 63 et dans 45 pour cent des transmissions, contre vingt pour cent en Espagne et seulement douze pour cent en Italie.
À côté de ces divergences attendues, le document met aussi l’accent sur des points communs entre les quatre pays. Par exemple, l’âge moyen des personnes ayant reçu une transmission dans leur vie est assez proche, allant de 54 ans (Allemagne) à 59 ans (Italie).
Mais on remarque surtout que, tout au long de la vie, le patrimoine net (moyen ou médian) des bénéficiaires de transmission est toujours très supérieur à celui des ménages n’ayant eu aucun transfert.
En moyenne sur les quatre pays, l’écart médian est de 220 000 euros dans la tranche d’âge 40-49 ans et monte à plus de 300 000 euros dans la tranche 60-69 ans.
Parmi eux, les ménages donataires sont les plus favorisés, en affichant un patrimoine net plus élevé que celui de tous les autres ménages : par rapport aux héritiers la médiane est supérieure de 30 000 euros dans les tranches d’âge allant de 40 à 69 ans. En effet, les premières donations sont perçues à un âge plus précoce (32 à 36 ans) que les premiers héritages (37 à 44 ans). La réception de la première donation précède celle du premier héritage de quatre ans en Italie, sept ans en Allemagne, huit ans en France et neuf ans en Espagne. Même si leur montant des dons et des héritages reste comparable, les donations permettent ainsi aux ménages bénéficiaires d’accroître plus tôt leur patrimoine.
Le profil sociologique des ménages recevant une donation présente plusieurs particularités : les personnes qui les composent sont plus diplômées que celles d’autres catégories de ménages : c’est très net en Allemagne en France où elles sont respectivement 40 et 44 pour cent à avoir un niveau d’études supérieur contre 26 et 24 pour cent dans les ménages n’ayant reçu ni donation ni héritage. En Italie et en Espagne, l’écart existe mais il est moindre (respectivement de huit points et de onze points).
Les donataires ont également une plus grande propension à prendre des risques financiers et à entreprendre. La part de ménages disposés à prendre des risques financiers pour générer des revenus est de 32 pour cent dans les ménages exclusivement donataires contre 26 pour cent chez les ménages exclusivement héritiers et 25 pour cent chez ceux qui ne sont ni héritiers ni donataires.
Enfin leurs revenus sont plus élevés, ce qui en seulement en partie lié à leur patrimoine supérieur. Dans les quatre pays, le revenu disponible moyen des ménages donataires est supérieur de 9 000 euros par an à celui des ménages héritiers et de plus de 12 500 euros à celui des ménages sans héritage ni donation. Ils comptent donc proportionnellement plus de personnes des catégories socio‑professionnelles supérieures. Dans tous les pays, la probabilité d’une donation (et le montant reçu) augmente significativement avec le niveau de formation du bénéficiaire et diminue avec son âge à partir de la tranche 40‑49 ans.
Au final, toutes formes de transmission confondues, le patrimoine reçu représente environ vingt pour cent du stock de patrimoine brut de l’ensemble des ménages en Allemagne et en France, 25 pour cent en Espagne et 40 pour cent en Italie. Si on s’intéresse aux ménages ayant reçu au moins une transmission, la part de cette dernière dans la valeur du patrimoine représente une proportion très élevée en Italie (84 pour cent) devant l’Espagne (53 pour cent), l’Allemagne (43 pour cent) et la France (trente pour cent). Cette part est en augmentation régulière, quel que soit le pays.
Ces résultats confirment ceux des travaux présentés par d’autres chercheurs, notamment le français Thomas Piketty dans son livre Le Capital au XXIe siècle, publié en 2013. Dans un article publié dans la revue académique Economica en avril 2017, intitulé « On the Share of Inheritance in Aggregate Wealth: Europe and the USA, 1900–2010 », Piketty et ses collègues économistes Facundo Alvaredo et Bertrand Garbinti ont montré que l’héritage revenait en force dans la constitution des fortunes mondiales. En Europe, la part de l’héritage, très élevée avant la Première Guerre mondiale (70 à 80 pour cent) a chuté à entre trente et quarante pour cent entre 1950 et 1980, avant de remonter à entre 50 et 60 pour cent au début du XXIe siècle, un pourcentage en hausse continue depuis. Des chiffres supérieurs à ceux publiés par l’Insee début juin, car issus d’une méthodologie différente.
Chez les économistes, même parmi les plus libéraux, se dégage un consensus favorable à une augmentation des droits de succession, pour faire face au creusement des inégalités, qui sera encore aggravé dans les années à venir par l’augmentation du nombre d’héritages issus de la génération riche et nombreuse du baby-boom.
Mais ils ne sont pas suivis par les politiques, qui savent que cette mesure serait très impopulaire y compris dans les catégories sociales modestes. Au contraire, depuis les années 2000, de nombreux pays ont réduit les droits de succession ou multiplié les abattements : en France 80 pour cent des successions en ligne directe sont exonérées, et aux États-Unis depuis début 2018 les transmissions jusqu’à onze millions de dollars sont dispensées de toute taxe. Certains ont purement et simplement supprimé l’impôt sur les successions (Autriche, Portugal, Suède, Norvège, République tchèque). Sur 35 pays de l’OCDE, 20 imposent encore l’héritage de manière directe, mais parfois très faiblement (Italie).
En revanche l’OCDE indique qu’en 2016, un certain nombre de pays ont « alourdi ou instauré des droits de mutation sur les biens mobiliers et immobiliers ». Compte tenu de l’importance prise par les donations, telle que la révèle l’étude de l’Insee, c’est peut-être une piste fructueuse.