Lorsque, le 2 mai dernier, le président de la Chambre des députés, Lucien Weiler, CSV, transmet à son homologue du Conseil d’État, Alain Meyer, LSAP, les amendements au projet de loi n°5620 « sur la nationalité luxembourgeoise », que la commission juridique a adoptés dans sa réunion du 23 avril, il souligne que « l’évacuation du projet de loi revêt un caractère d’urgence » et demande à ce que la deuxième chambre daigne analyser le texte au plus vite. Pourquoi, soudain, tant de hâte ?
Car la discussion sur la réforme de la nationalité, avec introduction du principe de la double nationalité, remonte à la dernière législature, durant laquelle les travaux s’étaient clôturés avec la remise, en janvier 2004, par les professeurs belges Vincent Delperée et Michel Verwilghen, d’un gros avis de 170 pages sur les Citoyenneté multiple et nationalité multiple au grand-duché de Luxembourg. Ils y parlent d’un « droit à la nationalité », les premiers signes indiquaient une ouverture. Puis le programme gouvernemental CSV-LSAP en 2004 promet cette réforme et le ministre de la Justice Luc Frieden, CSV, présentait son projet de loi deux ans plus tard, en septembre 2006.
Début 2007, les avis des chambres professionnelles arrivent, puis plus rien, calme plat. Jusqu’à celui du Conseil d’État, adopté fin mars 2008, avis assez virulent car regrettant, à l’arrivée, une approche très restrictive du texte, voire un pas en arrière avec l’augmentation de la durée de résidence nécessaire pour déposer une demande de naturalisation de cinq ans actuellement (depuis 2001) à sept ans, alors même que les juristes belges avaient estimés, en 2004, que « une ouverture plus large à la pluripatridie, en tout cas à la bipatridie, se présente de nos jours, pour le Luxembourg, comme un moyen parmi d’autres pour préserver l’unité nationale. »
Durant l’année écoulée, le gouvernement a rédigé les deux projets de règlements grands-ducaux qui fixent les niveaux des cours et examens en langue luxembourgeoises et en instruction civique nécessaires pour une telle naturalisation. Et c’est à partir de leur publication, fin mars, que la machine s’embourbe et que ce grand projet de réforme sociétale voulu par les deux partenaires politiques au gouvernement comme une des pierres angulaires de cette législature a commencé à devenir un élément de dissension.Car, alors que tout le monde, y compris associatif, s’accordait à dire que la connaissance de la langue luxembourgeoise est un élément essentiel de l’intégration de l’étranger au Luxembourg1, les sections d’étrangers des syndicats, les ONG de défense de droits des étrangers comme le Clae (Comité de liaison et d’action des étrangers) ou l’Asti (Association de soutien aux travailleurs immigrés), voire même le patronat regroupé dans la Chambre de commerce estiment que le niveau demandé est trop élevé, carrément dissuasif pour les candidats à une naturalisation. En outre, le Conseil d’État frappait la procédure de recourir à un règlement grand-ducal pour fixer les niveaux de langue requis d’une opposition formelle, demandant à ce qu’ils soient introduits dans le texte de la loi. La commission juridique l’a suivi sur ce point et les a inscrits dans l’article 7 : ce sera le niveau B1 du Cadre européen commun de référence pour les langues en compréhension de l’oral et A2 pour l’expression orale2.
Pour comparaison : ce sont, selon le projet de règlement grand-ducal, les niveaux requis en allemand et en français (A2) par les élèves luxembourgeois pour passer du primaire au post-primaire, respectivement en français (B1) pour comprendre les cours des cycles moyens et supérieurs du secondaire – soit après au moins six ans de cours de langue ! On est loin du « comprendre les informations à la radio » ou « savoir acheter son pain en luxembourgeois » annoncés3.
Lorsque, le 30 avril dernier, le parlement a adopté deux adaptations de la Constitution, la suppression de l’article 10 et une modification de l’article 9, excluant désormais le législatif de la procédure de naturalisation, en faisant donc un droit pour le demandeur géré par le ministère de la Justice, les différences politiques ont éclaté au grand jour. Notamment suite à l’intervention de la députée libérale Colette Flesch (DP) à la tribune, reprochant une approche trop restrictive à la coalition. Ce qui a appelé le président du groupe parlementaire CSV, Michel Wolter, sur le plan. Selon lui, il s’agit d’une question de principe, quasi philosophique : l’acquisition de la nationalité luxembourgeoise doit être le couronnement d’une procédure d’intégration réussie et non son début, d’où les conditions de résidence et le niveau requis de la langue si élevés.
« Nous ne voulons pas de tourisme des passeports, » souligna-t-il, comme si une législation plus généreuse risquait d’attirer ce que les politiciens aiment à qualifier de « toute la misère du monde » à vouloir devenir luxembourgeois. Pour mémoire : en 2006/2007, quelque 400 personnes ont posé une demande de naturalisation, on est loin de « l’invasion ».
Au plus tard depuis la publication, mardi, d’une interview avec le ministre socialiste de l’Immigration, Nicolas Schmit, dans Le Quotidien, mettant en garde devant un « relent de nationalisme » et s’insurgeant : « De grâce, arrêtons ces bêtises sur ‘brader la nationalité’ », la cohésion gouvernementale a souffert une nouvelle fois. Car le parti chrétien-social est pris entre le marteau et l’enclume, comme pour le débat sur l’euthanasie. À sa droite, l’ADR, qui refuse le principe même de la double nationalité, craint que la nationalité luxembourgeoise ne soit « bradée » et estime que les conditions linguistiques ne vont pas assez loin. Et à sa gauche, tous les autres partis (le LSAP se faisant assez discret, toutefois), se montrant plus généreux et plus libéraux, voulant faciliter l’accès à la nationalité aux 40 pour cent de non-Luxembourgeois qui vivent, travaillent et payent leurs impôts au Luxembourg, estimant que la demande de naturalisation est déjà une preuve de la volonté d’intégration.
Et on y trouve même des associations chrétiennes, comme la Communauté de vie chrétienne, qui vient de publier une lettre ouverte aux députés dans laquelle elle constate « avec inquiétude que les barrières qui sont dressées dans le projet de loi sur la nationalité risquent de s’avérer infranchissables pour bon nombre de résidents étrangers » et estime que la contribution au bien-être économique du pays est aussi une preuve d’intégration.
Comme lors du débat sur l’euthanasie, il y a comme une déchirure au sein même du CSV : d’une part, le camp progressiste, mené par le Premier ministre Jean-Claude Juncker, un des plus fervents défenseurs de l’introduction de la double nationalité dans une approche inclusive, et de l’autre, le camp conservateur, avec, il faut le dire, de réels relents de protectionnisme et de nationalisme, autour du ministre de la Justice Luc Frieden, qui s’était forgé un nom de légaliste pur et dur, sans cœur, lors de la précédente législature, lorsqu’il était responsable de l’Immigration, et du président du groupe parlementaire Michel Wolter, auteur d’une proposition de loi sur les emblèmes nationaux – le drapeau au Roude Léiw – que même le Conseil d’État moque comme étant superflue. On y flaire une certaine fierté nationale, qui ne doit pas être condamnable en soi, c’est une question de dosage. Car tous les partis, s’empressent, en guise d’introduction à toute prise de parole sur le sujet, de souligner que tous les immigrants sont les bienvenus au Luxembourg. Mais après, les avis divergent sur le degré d’intégration demandée pour décrocher ce qui est dépeint comme un sacré Graal.
En fait, le gouvernement Juncker/Asselborn a entamé plusieurs chantiers parallèles en matière d’immigration, chantiers qui, un an avant la prochaine échéance législative, restent ouverts : la réforme de la loi de 1972 sur l’immigration (n° 5802, ministère de l’Immigration, LSAP), celle-ci, sur l’accès à la nationalité (ministère de la Justice, CSV), celle sur l’intégration (n°5825, ministère de la Famille, CSV), plus les modifications de la Constitution, préalables au vote de la loi sur le double nationalité, qui, elle, devrait pouvoir être adoptée avant la fin de l’année. À cela s’ajoute la volonté annoncée par Claude Wiseler, ministre de la Fonction publique (CSV), sous la menace d’un procès européen pour mesures discriminatoires à l’encontre des ressortissants européens, d’ouvrir plus grande la fonction publique aux non-Luxembourgeois et de faire ainsi tomber le dernier bastion des nationaux sur le marché du travail. Entre les différents textes, les incohérences, les doublures, voire même des contradictions sont évidentes.
Un des reproches les plus graves qui soient faits à l’approche gouvernementale sur cet accès difficile à la nationalité est le risque que cela n’accélère la ségrégation sociale, risque évoqué par toutes les ONG ainsi que les syndicats. Un ouvrier qui passe ses journées sur un chantier ou une femme de charge qui jongle entre travail et famille et qui font déjà beaucoup d’efforts pour apprendre le français, langue usuelle, n’auront certainement pas les mêmes possibilités de suivre des cours qu’une épouse de banquier, femme au foyer et qui s’intéresse à son pays d’accueil – tel est l’exemple souvent cité. En plus, qui demandera à Adityia Mittal ou à un dirigeant allemand d’une filiale luxembourgeoise d’une grande banque d’apprendre le luxembourgeois ?
Et surtout : est-ce vraiment utile ? Alors même que l’anglais est en train de devenir la lingua franca de l’économie, chassant même le français et l’allemand ? Pour répondre à ce reproche d’une sélection sociale des immigrés ayant le droit de demander la nationalité luxembourgeoise, le gouvernement a adopté, vendredi dernier, son projet de loi sur l’introduction d’un congé linguistique tant attendu dans le contexte de la réforme sur la nationalité. Avec cette loi, qui commence donc seulement son parcours des instances législatives, les étrangers voulant apprendre le luxembourgeois, en vue d’une naturalisation ou non, auront droit à 200 heures de congé pour suivre des cours, durant lesquelles ils seront indemnisés par l’État.
À n’en pas douter, ce texte, qui n’a pas encore été déposé au parlement, doit contribuer à dédramatiser le discours, à calmer les esprits et à prouver la bonne volonté du gouvernement dans le dossier de l’accès à la nationalité. Peut-être que l’urgence du projet de loi sur la double nationalité, invoquée par le président de la Chambre des députés dans sa dépêche au Conseil d’État, s’explique tout simplement par l’approche de l’échéance législative et la nervosité croissante de tous les partis politiques en période préélectorale, qui risque d’envenimer le discours dans un dossier visiblement très sensible.
1 L’article 7.1. paragraphe b du projet de loi refuse la nationalité à l’étranger qui « ne justifie pas d’une connaissance active et passive suffisante d’au moins une des langues prévues par la loi du 24 février 1984 sur le régime des langues [le luxembourgeois, le français ou l’allemand, ndlr] et lorsqu’il n’a pas réussi une épreuve d’évaluation de la langue luxembourgeoise parlée ».
2 Seront exemptées les personnes immigrées au Luxembourg avant la loi sur les langues de 1984. Il sera obligatoire de suivre au moins trois cours d’instruction civique sur les institutions luxembourgeoises et les droits fondamentaux, mais ils ne seront pas sanctionnés par un examen.
3 Le contrôle du niveau se fera au Centre de langues, dépendant du ministère de l’Éducation nationale, qui offrira également les cours de luxembourgeois. La fiche financière du projet de règlement grand-ducal sur les niveaux de langue estime les besoins en enseignants supplémentaires à quinze et le coût à 1,4 millions d’euros, somme jugée exorbitante par les Verts, mercredi. En 2007-2008, quelque 800 élèves y suivaient des cours de luxembourgeois.