Jamais mieux servi Par analogie avec la « République des avocats » (la Troisième République française), on pourrait désigner le Grand-Duché comme « monarchie des avocats ». Ainsi, sur les dix Premiers ministres élus au suffrage universel depuis 1919, neuf étaient avocats. (Seule exception : l’ancien prof de lycée Pierre Frieden ; oublié de tous, sauf bien sûr de Claude Wiseler qui dit régulièrement se ressourcer à la lecture de ses écrits philosophiques.) Alors que, dans la plupart des pays européens, le poids législatif de la corporation a décliné, il a connu une extraordinaire continuité dans le micro-État luxembourgeois. Ceci explique les nombreuses faveurs accordées à la profession, dont la loi du 10 août 1991 réglant la profession d’avocat. Elle fut rédigée par la corporation pour la corporation ; André Elvinger, bâtonnier en 1986-1987 et patriarche du Barreau, tenant la plume. Le Barreau réussit à assurer son monopole sur les consultations juridiques. La loi de 1991 stipule qu’à part les avocats « nul ne peut […] donner, à titre habituel et contre rémunération, des consultations juridiques ». L’ABBL fut froissée. Dans son avis, elle s’attaquait à « un protectionnisme incompatible avec l’idée de liberté que préconise l’Europe de demain », et pointait un « manque d’avocats spécialisés dans des domaines hautement techniques tel que le droit fiscal, le droit des affaires et le droit international ». Mais, malgré l’opposition du puissant lobby bancaire, le monopole fut maintenu.
Le législateur finit toutefois par inclure des concessions. Les banquiers, experts-comptables, réviseurs d’entreprises, assureurs et permanents syndicaux pourront ainsi « rédiger des actes juridiques », mais uniquement si ceux-ci constituent « l’accessoire nécessaire de la prestation fournie ». Or, comment distinguer l’accessoire de l’essentiel ? Personne ne s’y retrouvait, mais tous finirent par s’arranger avec le flou juridique. De toute manière, sur la place financière l’afflux d’affaires était tel que, dans la pratique, le monopole des avocats n’était pas tenable. Et ceci malgré la croissance exponentielle de cabinets d’affaires comme Arendt & Medernach (passant d’une dizaine de collaborateurs en 1988 à plus de 500 aujourd’hui), malgré aussi l’implantation dans les années 2000 des firmes londoniennes du « Magic Circle », Allen & Overy, Clifford Chance et Linklaters.
Montrer les instruments Les avocats devaient y voir une provocation. En 2012, la firme d’audit KPMG publie une brochure dans laquelle elle fait ouvertement la promotion de ses services juridiques (au sein de son entité « KMPG Legal »). Si toutes les Big Four donnaient des conseils juridiques, elles avaient au moins la pudeur de ne pas s’en vanter. Certaines empruntaient une voie « plus élégante » : des anciens juristes d’une société d’audit montaient un cabinet d’avocats, officiellement indépendant mais largement captif des clients que lui envoyait sa Big Four amie. DLaw est ainsi une excroissance de Deloitte, tandis que l’éude MNKS est issue de Landwell, elle-même née de PWC. (Malgré plusieurs contrôles du Conseil de l’ordre, aucun lien formel entre DLaw et Deloitte n’a pu être constaté, même si les deux entités étaient un temps logées dans le même immeuble.) KPMG, par contre, était assez honnête (ou effronté) de s’afficher de manière ostentatoire.
En 2012, le Barreau, alors présidé par Guy Harles, un des cinq du inner-cercle de Arendt & Medernach, passe à la contre-attaque. Le Conseil de l’ordre sort l’artillerie lourde et dépose une plainte contre KPMG pour exercice illégal de la profession d’avocat. Des plaintes contre deux autres firmes d’audit (EY et PWC) suivront peu après. En interne, la stratégie de la confrontation n’était pas incontestée et le vote en sa faveur pas unanime. Volens nolens, le Parquet ouvrit une instruction en décembre 2012 et fit quelques (timides) perquisitions chez EY, PWC et KPMG. Les dirigeants des Big Four étaient stupéfaits. Dans le milieu hyper-régulé et mondialement intégré des firmes d’audit, une inculpation des managers luxembourgeois était du plus mauvais effet. Sur la place financière, l’atmosphère était lourde ; les avocats et les auditeurs étaient entrés en guerre froide. Les deux avocats jadis embauchés par KPMG Legal allaient ainsi sentir l’ire des confrères et des consœurs ; ce ne fut que de justesse que les deux transfuges purent réintégrer le Barreau.
Le temps passant, la perspective d’une bataille juridique menée plusieurs années durant en pleine place publique réjouissait de moins en moins les avocats. Surtout qu’il était loin d’être acquis qu’ils allaient en sortir vainqueurs. Preuve que, depuis 1991, un modus vivendi s’était établi, aucun procès n’avait jusque-là été intenté pour exercice illégal de la profession d’avocat contre des experts-comptables, réviseurs ou banquiers. Traîner l’affaire devant les tribunaux signifiait donc s’exposer à une insécurité jurisprudentielle. Et puis, il y avait l’appréhension d’un effet boomerang : Était-ce vraiment une bonne idée d’invoquer le monopole des avocats alors que le droit européen tend justement à l’abolition des monopoles ? (Sans parler des juges, pas nécessairement bien disposés à l’encontre de leurs collègues-juristes gagnant souvent beaucoup plus qu’eux.)
Black box Fin 2014, alors que l’onde de choc Luxleaks secoue la place financière, une première prise de contact informelle entre EY, PWC, KPMG et le Barreau a lieu. Elle marquera le début du dégel. Le futur bâtonnier François Prum (il prendra ses fonctions à la rentrée 2016), s’inquiétant à l’idée de passer son mandat en première ligne d’une guerre fratricide, pousse au compromis. Les longues discussions ont débouché sur une charte interprofessionnelle (copiée en large partie sur le modèle français). Officialisée au-début du mois, elle instaure un comité consultatif paritaire, censé apaiser et résoudre les conflits en amont. Les « colombes » l’ont donc emporté sur les « faucons ». Une fois la charte signée, le Barreau s’est officiellement désisté en tant que partie civile. En théorie, le Parquet pourra toujours décider de continuer son enquête, mais, étant donné la lassitude manifestée jusqu’ici par les enquêteurs, cette hypothèse semble très peu probable. Le Parquet n’attendait qu’une occasion pour classer un dossier épineux, aux conséquences économiques imprévisibles. Le Barreau vient de la lui fournir.
Le Barreau présente l’accord de paix comme expression d’un élan de solidarité national né du choc Luxleaks. La charte ne serait pas un aveu de faiblesse ou de défaitisme – « ce n’est pas comme si notre dossier aurait été faible », assure François Prum –, mais un acte de volontarisme. Les avocats auraient voulu prévenir, pour reprendre l’expression du bâtonnier Rosario Grasso, « des dommages collatéraux » et une « déstabilisation des clients que nous partageons ». Bref, la signature de la charte interprofessionnelle exprimerait le bon sens et le pragmatisme ; une résolution des conflits à la luxembourgeoise. Or si ce « modèle luxembourgeois » est en crise, c’est aussi parce que qu’il se déroule derrière des portes closes – par ailleurs de plus en plus difficiles à maintenir fermées – et s’accorde donc mal avec le nouvel impératif catégorique de la transparence. Ainsi, le fait que la charte n’ait pas (encore) été rendue publique a provoqué un éditorial dans le Wort fustigeant la « connivence » entre deux professions ‘politically exposed’ » : Une jurisprudence aurait « l’intérêt de la publicité », à l’inverse des « popotes entre potes. » Contacté par le Land, le bâtonnier promet que, « pour des raisons évidentes », la charte interprofessionnelle sera très prochainement rendue publique sur le site du Barreau. Elle devrait devenir le nouveau standard des professions connexes de la place financière, et s’ouvrir à l’Institut des réviseurs d’entreprises (contrôlé par les Big Four), l’Ordre des experts comptables, l’ABBL et à l’Association des compagnies d’assurances, qui tous étaient exclus de son élaboration.
Avec un zeste d’acrimonie, ce « mécanisme de dialogue et de collaboration » peut être réinterprété en partage du marché, voire en entente. Le comité consultatif, censé « résoudre les malentendus éventuels et suggérer des solutions aux conflits », constituerait-il de facto un cartel ? Jusqu’ici, le Conseil de la concurrence ne s’est pas saisi de la question, mais pour les responsables du Barreau, le comité consultatif devra simplement surveiller l’application des lois existantes. Les négociations entre avocats et Big Four rappellent la réunion conspiratrice sur les stock options, qui s’était tenue en janvier à l’Hôtel Le Royal (voir d’Land du 12 février 2016). À la manière de législateurs officieux, les managers des Big Four et des grandes banques y avaient aligné leurs pratiques fiscales, pour prévenir une intervention politique.
La fiction d’un barreau unifié Les grands cabinets d’avocats ne se distinguent plus que marginalement des Big Four. Peu présents dans le contentieux (plus difficile à standardiser et donc à reproduire à l’échelle industrielle), les stagiaires des grands cabinets sont formés en techniciens spécialisés. Leurs méthodes sont normées pour permettre une organisation du travail en réseau mondial. Si les Big Four marchent sur les plates-bandes des avocats, ceux-ci le leur rendent bien. Ainsi Arendt & Medernach, le cabinet le plus influent du Luxembourg dont les cinq principaux associés se retrouvent dans une pléthore de conseils d’administration et occupent des postes-clés dans les comités de la CSSF et du Haut Comité de la Place Financière, pourrait légitimement prétendre au titre de « cinquième Big Four ». Elle a ainsi créé la PSF Arendt Services, spécialisée dans les activités parajudiciaires, typiquement réservées aux fiduciaires et aux cabinets d’audit (et symboliquement peu valorisées), comme la domiciliation, le secrétariat et la comptabilité.
Étant donnée la domination des mastodontes liés à la place financière, le partage des postes du Barreau continue à se faire de manière étonnamment équilibrée entre grands et petits, locaux et internationaux. Mais l’image d’un Barreau unifié et unitaire est de moins en moins tenable. La corporation réunit deux mondes qui se croisent rarement ; et la tendance est à un approfondissement de ce fossé. Les 2 289 avocats inscrits au Barreau se divisent entre ceux qui servent une clientèle locale (et se déplacent encore aux tribunaux) et ceux qui s’occupent d’opérations financières internationales (et n’enfilent quasiment jamais leur toge d’avocat).
Lingua franca Les tests de langues allemande, française et luxembourgeoise étaient supposés assurer le rattachement de l’ensemble de la corporation au contentieux. Car pour entendre un témoin lambda ou lire un PV rédigé par un brigadier de police, la connaissance, du moins passive, des trois langues officielles s’avère souvent nécessaire. Or, en pratique, il est très rare qu’un avocat d’affaires du Kirchberg se retrouve à plaider devant les tribunaux. Dans son quotidien professionnel, il suffira donc de maîtriser le français et l’international English, nouvelle lingua franca du business. Mais les tests de langues étaient également une mesure protectionniste favorisant les juristes autochtones par rapport à leurs confrères étrangers. Actuellement, les avocats de nationalité française sont de loin le groupe le plus important (avec 957 avocats inscrits), suivi des Luxembourgeois (691), Belges (263) et Allemands (138).
Mais la pression des grands cabinets d’affaires, peinant à attirer de nouvelles recrues, a fini par fissurer la tradition protectionniste (un avocat évoque même « une mentalité malthusienne ») de la profession. De nombreux associés se plaignent que leurs brillants stagiaires étrangers échouent encore et encore aux tests de langues et se retrouvent coincés dans les limbes de la « liste II » sans accéder aux honneurs de l’assermentation. Or il existe des voies pour contourner les tests linguistiques nécessaires au passage de la « liste II » (celle des stagiaires) à la « liste I » (celle des avoués). Ainsi, libre prestation des services oblige, un juriste inscrit à un barreau européen peut-il s’enregistrer sur la « liste IV » pour, après une période d’attente de trois ans, être automatiquement assermenté au Barreau luxembourgeois. Et ceci sans passer le moindre test de langues – l’injustice est patente. (Actuellement 504 juristes sont inscrits sur la « liste IV », contre 363 pour la « liste II ».)
Le 11 mai, le Barreau a publié sur son site un nouveau règlement qui, dans les faits, abolissait les tests de langues. (Il suffisait d’avoir suivi les Cours complémentaires en droit luxembourgeois pour que le Barreau présume que le candidat maîtrisait les trois langues administratives.) Mis devant le fait accompli, le ministre de la Justice Felix Braz (Déi Gréng) fut peu enchanté. Le 8 juin, le Barreau fit marche arrière et réintroduisit les certificats de langues. L’aggiornamento linguistique aura duré à peine un mois. Le Barreau n’y voit qu’une « étape intermédiaire » et promet une proposition de réforme pour la rentrée. Une des pistes discutées consiste à laisser à l’avocat le choix de s’inscrire à des cours de langues ou non. S’il préfère s’abstenir, il devra formellement s’engager (au risque de mesures disciplinaires) à ne pas traiter des dossiers comportant des pièces en allemand ou en luxembourgeois. Le plus souvent il s’agit là d’affaires de droit privé touchant au quotidien immédiat des gens. Une partie des avocats devrait ainsi prendre officiellement congé des matières juridiques les plus essentielles et les moins rémunératrices.