Ce mardi après-midi, l’auditoire de la Chambre des députés était comble. Parmi ceux qui avaient réussi à entrer, une demi-douzaine de vieilles dames et de vieux messieurs avaient discrètement pris place. Silencieusement, ils suivaient les discours. Puisque, du haut du balcon, on ne peut apercevoir les orateurs, ils fixèrent les écrans. C’était pourtant à eux que s’adressaient les excuses officielles du Parlement et du gouvernement. Pour la première fois en 70 ans, la Chambre accorda une (demi-)séance au génocide des Juifs. À la tribune, les députés semblaient pétrifiés. Par peur d’un lapsus, ils se cramponnèrent à leurs manuscrits. Également présente dans l’auditoire, une classe de lycéens, dont les réactions oscillaient entre papotages et siestes ; en plein milieu des débats, les élèves se levèrent et filèrent.
Les députés peinaient à trouver les mots justes. Alex Bodry (LSAP) puisa dans le champ lexical nationaliste en invoquant « le sanglant tribut que notre pays a dû payer ». Serge Wilmes (CSV) emprunta le registre eucharistique : « Pour que leur sang (celui des victimes du nazisme) devienne le sang de l’espoir ». Lex Delles (DP) choisit un lieu commun édulcoré sur l’Histoire : « Sans racines, on ne sait pas qui on est ». Viviane Loschetter décréta qu’elle n’était pas « en situation de citer des noms ». Et, en effet, durant tout le débat, aucun nom des acteurs historiques (que Vincent Artuso avait nommés en toutes lettres dans son rapport) ne fut prononcé, rendant indistinctes les responsabilités individuelles. Un flou artistique que Serge Wilmes scellait (dans des termes quasi identiques à ceux choisis par Lex Delles) par un traité des couleurs pour daltoniens : « Ni noir, ni blanc. Mais quelque chose entre les deux. Avec beaucoup de nuances. » Les discours, invoquant une mémoire réconciliée et neutralisée, résonnaient comme des sermons creux.
Quasi tous les orateurs notaient solennellement que les Juifs avaient enfin intégré « la communauté des victimes du nazisme ». Donc cet artefact hétéroclite qui, au Luxembourg, englobe enrôlés de force ayant porté l’uniforme allemand, Ëmgesiedelter, militants antifascistes des années trente et résistants, dont certains avaient été ouvertement antisémites. (Ainsi le programme de la Letzebuerger Vollekslegio’n – dont était issu Aloyse Raths, l’éternel président du Conseil national de la Résistance – réussit en 1941 le syncrétisme d’être à la fois antinazi et fasciste.) Les Juifs sont les derniers à être admis au club, dont les critères d’entrée furent définis au terme de décennies d’âpres conflits politiques. En 2002, Gilbert Trausch rappelait ainsi dans le Wort, ces « querelles de mots (...) assez pénibles avec le recul : Les résistants (...) insinuent que les enrôlés de force, du moins ceux qui n’ont pas été réfractaires, n’ont pas fait le bon choix. »
Seuls Franz Fayot (LSAP) et Fernand Kartheiser (ADR) brisèrent brièvement l’unité nationale et prouvèrent ainsi que l’histoire est d’abord un champ de combat. Le député socialiste rappela comment le CSV, dans l’immédiat après-guerre, avait cimenté l’image d’Épinal d’un peuple de résistants. Le député Lambert Schaus avait ainsi décrété en avril 1945 : « D’Resistenz vun der Grande-Duchesse, der Regierong an dem Vollek ass e Block, e Ganzt. Mär als stärkst Partei am Land loossen esou eng Meenung net opkommen, wéi wann net d’ganzt Vollek resistéiert hätt. » Fayot s’interrogea également pourquoi aucune des recommandations du Rapport spoliation de juin 2009 n’avait été mise en œuvre par Jean-Claude Juncker dans les années qui avaient suivi sa publication. Ces piques de rappels historiques étaient très peu du goût des députés CSV.
À l’issue de l’intervention de Fernand Kartheiser, de nombreux auditeurs se demandaient pourquoi – sinon par bienséance – le député de l’ADR avait voté la résolution d’excuses. Le député conservateur avait sorti le grand jeu pour jeter le doute sur les recherches de Vincent Artuso. Il questionna sa méthodologie – « beaucoup d’hypothèses, de spéculations, de raisonnements à charge » –, sa distance critique – « à la lecture, on se pose la question s’il s’agit d’historiographie ou de politique historique » – et mobilisa une armada d’historiens (Trausch, Dostert, Schoentgen, Heisbourg et même Cerf) qui, tous, à partir des mêmes sources seraient arrivés à des résultats de recherches différents. En fait, parmi les historiens cités, seuls Paul Dostert et Paul Cerf avaient timidement osé effleurer la question de la Commission administrative. Au début des années 1980, le journaliste Cerf « frémit à l’idée que la Commission administrative ait prêté son concours à cette sale besogne ». Une phrase qui ne lui sera pas pardonnée et qui lui vaudra l’opprobre des milieux bien-pensants.
Au lendemain du référendum – et de la résurgence d’une question « identitaire » nationalisée – Kartheiser ne manqua pas l’occasion de défendre sa vision d’une histoire nationaliste. Au niveau académique, celle-ci a été délégitimée et mise en pièces par dix ans de recherches déconstructivistes menées à l’Université du Luxembourg analysant la nation comme simple discours. (« ,Nation‘ and ,nationalism‘ have no existence outside the human mind », postulaient ainsi en 2010 les jeunes historiens de l’Uni.lu dans Inventing Luxembourg.) À la Chambre, Kartheiser chantait les louanges d’une historiographie « traditionnelle » – ce « soi-disant mythe » – qui « juridiquement », reposerait sur de solides fondements. Or s’attaquer à la domination que l’Uni.lu exerce désormais sur le récit historique « respectable » est un combat voué à l’échec.
L’annonce que l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) sera intégré dans l’Uni.lu sonne le glas de la demi-douzaine de micro-instituts fondés par Jacques Santer et Jean-Claude Juncker pour apaiser leurs clientèles électorales et remplir des objets immobiliers de substance historique. Ces centres de recherches (sur la Résistance, sur l’Enrôlement forcé, Robert Schuman, CVCE) constituaient une réserve naturelle protégeant l’historiographie nationale des acquis, tendances et modes en vigueur dans une communauté scientifique globalisée. Les chercheurs sont aujourd’hui devant le choix : soit ils se soumettront aux normes académiques internationales, soit ils (re)deviendront profs de lycée. Or l’imbrication de l’histoire dans les réseaux universitaires comporte également le danger d’une confusion d’échelles. Car ce qui intéressera la communauté des chercheurs internationale ne sera pas forcément ce qui intéresse le public luxembourgeois.
Lorsque Vincent Artuso remit son rapport au gouvernement (voir d’Land du 13 mars), ses conclusions étaient aux antipodes de ceux des historiens d’État intimement liés à la grande famille CSV. Suivant l’intuition de l’historien Henri Wehenkel, Artuso montra comment – par antijudaïsme ou, plus banalement, par pragmatisme – les fonctionnaires avaient cherché à s’arranger avec le « nouvel ordre européen » pour ainsi sauver ce qui, à leurs yeux, constituait l’essentiel : l’État. Pendant quelques mois, il y a eu une collaboration résignée, la matrice d’un Vichy à la luxembourgeoise. Ironiquement, ce ne furent pas les Luxembourgeois qui y mirent fin, mais les Allemands. L’expérience n’échoua pas faute d’offre, mais faute de demande. Pour que la collaboration soit possible, il fallait un vis-à-vis, or l’annexion mit fin à cette illusion. À partir de l’automne 1940, les nazis détruiront le peu de ce qui restait de l’État luxembourgeois. Il est frappant que, dans son argumentation, Fernand Kartheiser finit par défendre Albert Wehrer et sa Commission administrative en s’appropriant leur pensée d’État : « Collaboration n’est pas égale à collaboration, a dit le député de l’ADR ce mardi. Des fois, on collabore pour éviter le pire. » Ce ne serait alors « pas un acte de collaboration, mais un acte pour préserver le mieux possible l’indépendance étatique. » Mais la question reste entière : Quand le compromis devient-il compromission ? Et qui en a payé le prix ?
Plus balourd, Roy Reding (ADR) avait tenté son coup de récupération le matin même. À quelques heures du débat, il tonitruait sur Facebook : « Aujourd’hui, dans la Chambre des députés, c’est le jour du respect. Respect pour tous les Luxembourgeois qui se sont défendus contre l’occupant nazi et ont aidé leurs concitoyens juifs ». (Ce qui, soit dit en passant, n’était pas vraiment le sujet à l’ordre du jour). Le tout pour établir une filiation entre ceux qui « ont dit non lorsqu’on leur a demandé s’ils étaient allemands » et ceux qui, dimanche, venaient de voter non « à la perte de la souveraineté nationale ». Au moment même où Reding mit ses exégèses en ligne, des courriels paniqués circulaient entre les fractions. À la dernière minute, Déi Lénk et le CSV venaient de se rendre compte qu’organiser le débat (houleux) sur le référendum durant le même après-midi que les excuses (solennelles) risquait de produire une cacophonie entre unité nationale au premier acte et divisions partisanes au second acte. « Ce n’est pas bien pour la dignité du débat », déclara ainsi Claude Wiseler à la Radio 100,7. Or la majorité semblait paralysée. La date était fixée, les représentants du Consistoire invités, pourquoi donc reporter tout cela ? En fin de compte, la discussion sur la part de responsabilité de l’État luxembourgeois dans la persécution des Juifs se trouva réduite en long prologue. Or, comme l’a noté l’historien Michael Marrus, « with historic wrongs, form can count as much as content ».
Comment un État fabrique-t-il des excuses ? Il doit d’abord identifier le tort causé, en assumer la responsabilité pour enfin exprimer des remords et s’engager à réparer le tort causé ou, du moins, promettre de veiller à ce qu’il ne se répète pas. En soi, le mot « excuse » est ambigu. Selon le Littré, s’excuser c’est « donner les raisons qui peuvent disculper quelqu’un d’une faute, d’un manquement ». Le lendemain, le Tageblatt choisit pour sa Une le titre équivoque : « Das Ende einer Vergangenheit ». Chapitre clos ? L’architecte américain Peter Eisenman, qui a conçu le Holocaust-Mahnmal à Berlin, avait expliqué : « I don’t want people to weep and then walk away with a clear conscience ».
Il fallut huit réunions avant que la Chambre des députés s’accorde sur un texte de résolution. Les députés y reconnaissent que « la responsabilité de l’autorité publique luxembourgeoise se trouve engagée », or cette responsabilité, ils refusent de l’appliquer à l’appareil d’État dans son ensemble. Le texte de résolution évoque « certains » directeurs d’établissements d’enseignement secondaire, « certains » bourgmestres, « certains » membres de la Commission administrative, un pronom indéfini utilisé à six reprises sur une page et demie. Or la direction de l’appareil d’État luxembourgeois est assurée par une poignée de fonctionnaires systémiques. « Conseiller de gouvernement avant la guerre, Regierungsrat tout au long de l’occupation et, de nouveau, conseiller de gouvernement après la Libération », le CV de Louis Simmer, tel que l’esquisse Artuso, résume la remarquable résilience des hauts fonctionnaires au-delà des ruptures politiques. « Le Luxembourg n’a pas connu de Vel’ d’Hiv’, pas de participation au génocide », a décrété Kartheiser. Or qu’ont fait les policiers luxembourgeois en octobre 1941, lorsque les premiers convois partent vers l’Est ? Dans un article paru mardi dans le Tageblatt, Henri Wehenkel peint le portrait du gendarme Martin Schiltz, ancien chef de la police politique de Bech qui, comme il le déclarera lui-même après la Libération, avait établi fin 1940 des listes avec les noms « verschiedener als homosexuell bekannten Personen » ensemble avec ses collègues policiers. Wehenkel conclut : « Martin Schiltz war sich keiner Schuld bewusst. Er hat immer nur dem Staate gedient und sich nie Fragen gestellt, nicht unter Bech, nicht unter Bodson und nicht unter Gauleiter Simon. Er verkörpert die Kontinuität des Staates. »
Ce mardi, à la tribune de la Chambre, quasi tous les orateurs évoquèrent « ces Luxembourgeois qui ont sauvé des Juifs ». Or, justement, les Juifs cachés par leurs voisins se comptent sur les doigts d’une main. Serge Wilmes allait jusqu’à postuler que « les Luxembourgeois, comme peuple, n’étaient pas et ne sont pas antisémites. Il n’y a pas eu de telle politique de la part de l’État luxembourgeois. » La sentence rappelle celle de Gilbert Trausch qui avait décrété dans la préface à L’histoire de l’extrême droite de Lucien Blau : « L’antisémitisme racial ne prend pas chez nous. Il est dépourvu de toute tradition luxembourgeoise ». A contrario, Franz Fayot a ratissé très large en évoquant un « antisémitisme qui existe depuis toujours à l’extrême gauche du spectre politique et qui s’enflamme de temps à autre lors des confrontations autour de Israël et Palestine ».
Pour le philosophe Emmanuel Kattan, « il semblerait que, incapables d’incorporer spontanément le passé dans nos vies, aliénés par rapport à une histoire dans laquelle nous ne nous reconnaissons guère, nous éprouvions le besoin de compenser la perte d’un lien substantiel avec notre passé par un effort conscient de mémoire. » À la Chambre, Xavier Bettel (DP) annonça une « journée du souvenir » dans les écoles, une statue et une Fondation de la Mémoire de la Shoah (voir d’Land du 15 mai), une loi sur les archives et des recherches scientifiques, notamment sur les 350 mètres de fonds miraculeusement réapparus à quelques semaines de la publication du rapport Artuso.
À la fin, alors que tous les discours avaient été tenus, les représentants du Consistoire descendirent dans la petite cour intérieure de la Chambre. Ils n’y trouvèrent qu’un seul député, sorti fumer une cigarette. Ses collègues étaient restés à l’intérieur, aiguisant leurs couteaux pour le débat politique qui allait suivre. Les représentants du Consistoire acceptaient-ils les excuses du gouvernement et du Parlement ? Personne ne songea à le leur demander.