En 2012, dix ans après la fin de la guerre civile, Müller fit à nouveau parler de lui, attirant même l’attention du conseil de sécurité de l’Onu.1 Il s’agissait de nouveau d’un transfert d’armes vers la Sierra Leone provenant cette fois-ci de la Chine. La transaction d’une valeur totale de 4,5 millions de dollars, facilitée par une société nommée Amylam Sierra Leone Limited, pris place quelques mois avant les élections présidentielles en Sierra Leone faisant craindre une recrudescence des violences de la part d’une aile paramilitaire de la police à laquelle les armes étaient destinées.2
Mais outre les circonstances suspectes, la transaction était en fait illégale. En tant que citoyen belge, Müller aurait dû déposer une demande de licence de courtage d’armes auprès du ministère belge de la Justice3, pourtant, comme l’explique un fonctionnaire belge, le manque de contrôle représente une lacune énorme dont se servent les courtiers comme Serge Müller. La législation sur le courtage en armes reste donc d’après lui « purement théorique ».4 Il souligne ainsi la nécessité non seulement d’introduire des règlementations sur le courtage d’armes mais aussi de mettre en place des moyens de contrôle afin d’assurer le respect de ces dernières.
À l’occasion des dernières élections législatives de 2013, Amnesty International Luxembourg a soumis un questionnaire aux partis politiques les invitant à se prononcer au sujet de la régularisation du trafic d’armes. Le questionnaire faisait référence au Traité sur le Commerce des Armes (TCA) qui a vu le jour en 2013, après de longues années de pourparlers sous l’égide de l’Onu, et que le Luxembourg a signé et ratifié. Comme on pouvait s’y attendre, les six partis qui ont fait écho au questionnaire ne manquèrent pas l’occasion d’exprimer leur opposition aux ventes incontrôlées d’armes.
Ainsi le Parti Démocratique (DP) proclama : « Notre engagement doit servir de modèle pour les autres pays afin que le TCA ne constitue pas seulement un instrument juridique de plus, sans moyens de contrôle et de répression, mais que la communauté internationale puisse enfin se doter d’un traité conséquent et réellement efficace dans la lutte contre le trafic illégal d’armes. »5 Le Parti Populaire Chrétien Social (CSV), parti au pouvoir de 1945 à 2013,6 souligna quant à lui « l’engagement et [...] la volonté de notre pays, et de notre parti, de lutter contre le trafic illicite des armes conventionnelles qui alimente les conflits et les violences à travers le monde. »7
Un tel conflit alimenté par la circulation d’armes fut la guerre civile en Angola (1975-2002). Se trouvant sans fournisseur après la Guerre froide, les factions belligérantes se sont servies des ressources naturelles pour financer les armes. Le groupe anti-gouvernemental UNITA, depuis 1993 sous embargo d’armes international8, contrôlait alors la majeure partie des zones diamantifères angolaises et vendait les diamants à la multinationale De Beers qui était à l’époque la société diamantaire la plus importante au niveau mondial.9 En effet, celle-ci espérait garder la mainmise sur le marché et sur la réglementation des prix en contrôlant la production et la distribution des diamants.10 Pour ce faire, il lui fallut s’emparer également des diamants mis en vente par des groupes rebelles tels que l’Unita. Rien qu’en 1992 l’Unita a vendu des diamants d’une valeur de 500 millions de dollars à De Beers.11
Le conseil de sécurité de l’ONU a fait écho à cette problématique en votant en juin 1998 la résolution 1173 prohibant tout achat de diamants provenant des rebelles angolais.12 Pourtant, ces embargos n’ont pas apporté pas les résultats initialement attendus, puisque certains pays comme la Belgique n’avaient pas pris les mesures adaptées. Tout comme les diamants de sang de la Sierra Léone, les diamants angolais ont gagné Anvers par le biais de pays tiers et grâce aux contrôles déficients des instances compétentes.13 Néanmoins, le tollé international eut un effet sur De Beers qui connut en quelques années des changements profonds. En 2000, De Beers devint une société privée14 après avoir annoncé son intention de ne plus acheter des diamants angolais.15 Soupçonneux, le journaliste Greg Campbell estime qu’en tant que telle « De Beers no longer has to make detailed public financial reports to securities organizations or shareholders. »16 Depuis 2001, le siège social de De Beers se trouve au Luxembourg.
Tandis que les rebelles de l’Unita se sont servis des revenus de la vente de diamants pour financer leur matériel de guerre, le parti adverse MPLA, qui formait alors le gouvernement angolais, a fait usage des ressources pétrolières dans une opération non moins controversée qui allait bouleverser la classe politique française sous le nom d’Angolagate. Il s’agit là d’au moins deux ventes d’armes soviétiques d’une valeur totale de 633 millions de dollars.17 Au cœur du scandale se trouvent l’homme d’affaires Pierre Falcone et le magnat multimilliardaire Arkady Gaydamak. Bien que le gouvernement français n’ait pas donné son autorisation, le marché fut conclu en France et a impliqué de nombreuses personnalités de l’élite française dont Jean-Christophe Mitterrand, fils de l’ancien président, et Charles Pasqua, ancien ministre de l’Intérieur.18 L’Angola-gate illustre donc la participation directe de représentants politiques dans les ventes d’armes situés dans la zone grise. Ceux-ci auraient vu dans l’affaire une porte d’entrée au marché pétrolier, l’Angola étant le premier producteur de pétrole en Afrique. Par ailleurs, des partis impliqués avaient bénéficié de rétro-commissions énormes. Cet argent sale a transité par des comptes placés entre autre au Luxembourg.19
Gaydamak qui faisait office de courtier dans l’Angolagate s’est fait remarquer par bien d’autres activités brumeuses grâce auxquelles il a amassé des sommes faramineuses. Il est soupçonné d’être impliqué dans des affaires criminelles d’envergure internationale allant de la fraude fiscale à la corruption et du blanchiment d’argent aux ventes illégales d’armes20 facilitées par son réseau étendu de sociétés opaques dont quelques-unes se trouvent au Grand-Duché.21 En effet, Gaydamak s’est retrouvé sur la sellette luxembourgeoise en 2005 pour une affaire d’escroquerie impliquant à nouveau l’Angola. Dans ce deuxième volet de l’Angolagate, Gaydamak et Falcone négocièrent le remboursement par recettes pétrolières de la dette angolaise envers la Russie. L’argent payé par le gouvernement angolais n’a pourtant jamais atteint les comptes qui y étaient destinés. Plutôt, cet argent a fini par des détours compliqués sur les comptes privés – entre autre au Luxembourg22 – de diverses personnes mêlées dans l’affaire de remboursement comme par exemple le président angolais José Eduardo dos Santos, Pierre Falcone et Arkady Gaydamak. Des milliards de dollars de recettes pétrolières auraient ainsi disparu. Pour des raisons nébuleuses le dossier fut clos au Luxembourg en 2005 – bien qu’il risque de refaire surface.23 En effet, aujourd’hui encore, l’affaire est loin d’être éclaircie.24
Contrairement aux assertions des partis politiques et en dépit de l’engagement du Luxembourg pour la réalisation du TCA, les efforts du Grand-Duché dans le combat contre des transactions illégales d’armes laissent fortement à désirer. Depuis son entrée en vigueur il y a plus de dix ans, le Luxembourg reste le seul pays de l’Union européenne à ne pas avoir transposé la Position commune de 2003 visant à régulariser les activités des courtiers d’armes bien que celle-ci soit contraignante. Pourtant, comme le montrent les exemples cités, le Luxembourg a bien connu des cas de ventes illégaux d’armes par voie de sa place financière. Étant donné le rôle clé qu’il occupe dans le monde de la finance ; mais aussi et surtout en raison de la nécessité d’implémenter des mesures transnationales cohérentes pour surveiller les activités transfrontalières des courtiers, il est important que le Luxembourg remédie à cette défaillance et adopte, en tant que membre de l’UE, le Code péremptoire.