Le rapport Artuso a fait des vagues. Il dérange, inquiète, indigne. Nous ne pouvons que nous en réjouir1. L’auteur est un jeune loup de l’historiographie qui n’a pas encore été corrompu par les sinécures et la routine. Il dit ce qu’il a à dire, sans égards au qu’en-dira-t-on. Sa recherche fut encadrée par une commission nommée par M. Juncker et présidée par M. Pauly, un historien du Moyen Âge parlant au nom de l’Université du Luxembourg.
Le rapport Artuso prouve la collaboration institutionnelle de l’État luxembourgeois dans la persécution des juifs. Il confirme ce que Denis Scuto avait montré lorsqu’il a publié les listes d’élèves juifs et de juifs polonais établies par l’administration luxembourgeoise2. Il confirme aussi ce que Paul Dostert et Paul Cerf avaient dit dès 1985, en quelques lignes allusives sans insister et sans thématiser le sujet3. Le sujet n’est pas absolument inédit. La question de la collaboration administrative et économique avait été débattue au moment de la Libération, notamment dans la Chambre consultative et lors des Procès Gomand et Prüm.
Le rapport Artuso prouve la collaboration des autorités publiques, mais il ne prouve pas la participation de l’État à l’élimination physique des juifs. Il se limite en effet au rôle de la Commission administrative, le gouvernement de fait qui avait remplacé le gouvernement légal après le départ de celui-ci en mai 1940 et qui fut destitué par l’occupant en décembre 1940. Qu’ont fait les juges, les policiers, les hauts fonctionnaires en octobre 1941, quand on déporta les juifs vers les camps d’extermination ? Cela reste un secret. Même si la Commission administrative n’existait plus, l’administration continuait, fidèle à ses propres routines.
Le rapport reste sélectif quant au choix des cibles. Il parle du rôle de Louis Simmer, responsable de l’enseignement dans la Commission administrative, de celui de Michel Reuland, l’inspecteur général de l’enseignement primaire, et de certains directeurs de lycée, mais il ne s’intéresse pas au rôle des inspecteurs, dont la majorité furent destitués après-guerre. Il relève le zèle professionnel d’Emile Brisbois, conseiller de gouvernement chargé de la Police des étrangers, montre la hâte du directeur de la Police, Joseph Weis, et du commissaire de la Ville de Luxembourg, Jean-Pierre Kaiser, à se mettre au service des Allemands, mais il n’analyse pas le rôle de la Sûreté qui constituait une véritable police politique du temps de Bech. Il met en lumière la participation des experts-comptables au sein du Collège des contrôleurs chargé d’évaluer les biens juifs, mais passe trop vite sur le rôle des notaires chargés de les vendre. Il épingle le président du Conseil d’État, Ernest Hamélius, mais oublie le Parquet, les procureurs Léon Schaack ou Robert Als, toujours à leurs postes en 1940. Et il passe sous silence ce qui se faisait dans le secteur privé, beaucoup plus pressé à s’aligner que le secteur public.
Le rapport s’attache à la persécution des juifs, ce qui était le mandat qui lui était assigné, mais peut-on comprendre vraiment la collaboration d’État si on n’élargit pas le point de vue aux autres groupes de victimes ? Après le « Juden-Erlass » du 6 septembre il y a eu le « Spanienkämpfer-Erlass » du 25 septembre 1940 qui conduisit les anciens « volontaires de la liberté » dans les camps de concentration sur la base des données fournies par la Sûreté publique à une époque où la Commission administrative s’efforçait encore de plaire au « Gauleiter ».
Et qu’en est-il des soldats luxembourgeois abandonnés dans leurs casernes par le ministre Bodson avec le fameux « Débrouillez-vous »? Le 22 juin 1940, le lieutenant Jamy Brasseur remit à la Commission administrative un rapport sur les nouvelles tâches de l’armée et il fit recruter de nouveaux soldats jusqu’en décembre, quand les soldats partirent pour le IIIe Reich. Rien n’illustre mieux l’attitude des responsables du pays que les paroles que prononça Albert Wehrer le 10 septembre 19404 devant les officiers: « Faites tout ce qu’ils vous disent. Faites tout pour garder la troupe dans vos mains. Si par miracle les Allemands quittaient le pays, nous aurions besoin de nos soldats5. »
L’explication de ces comportements par les préjugés anti-juifs est un peu courte, surtout s’il s’agit d’un homme comme Albert Wehrer, dont on insinue qu’il fut un partisan des lois raciales de Nuremberg6. Il fit certes partie de la « Nationalunioun » dont il se sépara avec éclat en 19217, mais il fut tout aussi actif dans l’Assoss. Qu’on me cite un seul article de Wehrer à l’appui d’accusations aussi graves. À trop vouloir dénicher des antisémites un peu partout, on banalise et relativise ce mot.
L’explication du comportement de Wehrer tout comme de celui des autres hauts fonctionnaires est beaucoup plus simple. Pour eux, la guerre était finie et il n’y avait pas d’autre choix que la collaboration. Une collaboration résignée, triste et sans fanfares qui ne poursuivait d’autre but que de durer et de garder les postes, à n’importe quel prix. L’idée d’une résistance leur était étrangère. Le signal qu’ils ont donné était de s’incliner.
Albert Wehrer avait été l’homme de confiance de Bech qui en avait fait son représentant à Berlin en 1938. Il partageait avec son patron le souci des bonnes relations avec le IIIe Reich et des intérêts de l’industrie. Son action en 1940 était étroitement coordonnée avec les dirigeants du parti catholique, les Reuter, Margue, Loesch et avec les représentants de la sidérurgie, les Meyer, Nickels, Laval. Les Allemands se méfiaient de lui et le soupçonnaient d’être toujours en liaison avec le gouvernement en exil. Après son élimination il fut mis à l’abri dans une filiale de l’Arbed en Allemagne.
Il est pour cette raison profondément injuste d’opposer les prétendus antisémites entourant Wehrer au gouvernement en exil qui aurait tout fait pour sauver les juifs. Les Dupong, Bech, Bodson, Krier avaient l’avantage d’être hors d’atteinte de l’occupant. Toute ambiguïté n’avait pas pour autant disparu de leur action. Si leurs démarches pour obtenir des visas pour les juifs n’ont pas connu de succès, ce n’est pas faute de moyens financiers. Par leur refus d’installer le siège de leur gouvernement à Londres les ministres en exil avaient profondément blessé les Anglais. Cela ressort d’une lettre de Lord Aveling qu’Artuso cite en passant : « Luxembourg is so much an ex-post-facto friend and so far from being a belligerent ally that I doubt if we can extend to Luxembourg refugees the arrangements which we are trying to make to cover allied refugees in general. » (p. 216)
Un conflit opposa le gouvernement en exil à René Blum, responsable du Centre des réfugiés à Montpellier, et à Frank Mayer, représentant luxembourgeois au sein du Congrès juif mondial, concernant l’attitude à adopter face aux réfugiés juifs ne possédant pas la nationalité luxembourgeoise.
Y avait-il au Luxembourg avant 1940 une question juive comme le prétend Michel Pauly sur la base du rapport Artuso ? « Die ,Judenfrage’ stellte sich hierzulande bereits in den 30er Jahren (…) Die heimische Bevölkerung hatte Angst vor einer Überfremdung. (…) Die erste Liste jüdischer Flüchtlinge ist aus dem Jahr 1935, ab 1935 wurde sie monatlich vervollständigt. »
Il n’y avait avant 1940 qu’un seul groupe exprimant publiquement des opinions anti-juives, c’était le mouvement catholique. La presse libérale et la presse national-démocrate se sont toujours abstenues de tels propos tout en exprimant la crainte qu’une immigration trop massive ne menace l’identité luxembourgeoise. La judéophobie et la xénophobie étaient deux attitudes distinctes. Elles pouvaient se recouvrir comme ce fut le cas pour le milieu catholique, l’une pouvait aussi apparaître sans l’autre. Batty Weber s’inquiétait de la perte d’identité due à l’immigration, il n’a jamais écrit un article contre les juifs.Quant aux listes de juifs établies par la police des étrangers en 1935, rien n’indique qu’elles visaient à discriminer ceux-ci et à préparer les sinistres listes de 1940. Elles servaient surtout à distinguer l’immigration juive d’une immigration économique allemande et d’une immigration politique jugée dangereuse. Celle-ci était ciblée par le cabinet noir de Dumont et Bech qui dressait des listes d’« éléments étrangers subversifs », village par village et selon trois groupes de danger dans un contexte marqué par la « loi muselière » et le Front Populaire8. En focalisant sur la question juive, on risque d’évacuer toute l’histoire politique et sociale des années trente et quarante.
Le grand absent de cette étude, ce sont paradoxalement les Luxembourgeois de confession juive. Quelle a été l’attitude du Consistoire israélite ? Comment les juifs ont-ils vécu l’exclusion de leurs enfants de l’école ? Qu’attendaient-ils des autorités luxembourgeoises ? Quelles ont été leurs critiques, avant et après ? Artuso fait à plusieurs reprises allusion à des dissensions au sein de la communauté juive sans dire en quoi consistaient ces divergences. Il cite, sans le commenter, un article de Paul Dostert dans Nos Cahiers, où celui-ci dit que « les Allemands avaient commencé à dresser les listes des Juifs », et qu’ils furent appuyés dans cette tâche par « la police, certaines administrations, mais aussi le Consistoire israélite. » (p. 16).
Artuso n’a pas voulu s’engager sur cette pente glissante qui consiste à mettre sur un même plan les différentes listes dressées dans un contexte différent et courir ainsi le risque d’être mal compris. La question reste néanmoins posée. Peut-on opposer « les Luxembourgeois » aux « Juifs », comme si les juifs n’étaient pas des Luxembourgeois et comme si parmi les juifs luxembourgeois il n’y avait pas eu aussi bien des bourgeois libéraux parfaitement intégrés, des orthodoxes s’accrochant à leurs rites et des « éléments étrangers subversifs » avec tout l’éventail des opinions et des illusions, de l’activisme jusqu’à l’attentisme et à la collaboration.
Une autre faiblesse du rapport consiste dans l’occultation de la résistance populaire spontanée surgissant pendant les mêmes mois décisifs et traversant tous les milieux, des catholiques aux communistes, des étudiants aux instituteurs, des ouvriers aux paysans. Il suffit de relire les rapports de la police allemande pour s’en convaincre. Il n’est pas vrai comme Pauly le déclare que seulement cinq pour cent des Luxembourgeois aient été résistants en 19409. Cette résistance spontanée fait apparaître sous des aspects plus crus encore l’abominable trahison des élites.
En ne retenant de l’Occupation que la collaboration des uns et de l’avant-guerre que l’expression de l’antisémitisme, on les réduit à une histoire de complices et de victimes. L’histoire ainsi amputée de ses choix devient une histoire subie passivement, oscillant entre victimisation et culpabilisation. Et il ne reste plus qu’à faire pénitence tous ensemble pour nos péchés collectifs.
Alors, faut-il s’excuser auprès de la « communauté juive » ? À mon avis, ce serait un geste trop facile, un geste très convenu qui ne coûte rien et ne changerait rien sauf de clore un débat qui n’a que commencé. Le rapport Artuso est un commencement, il pose des questions, il ne donne pas toujours toutes les réponses. La vérité historique ne se décrète pas par décision gouvernementale. Elle s’obtient par la recherche et le débat. Elle exige aussi des moyens, un accès aux sources et un travail collectif.
Faut-il confier la suite des recherches à l’Université ? Le problème est que tout le monde n’a pas la même confiance que M. Pauly dans cette université encore balbutiante, marquée par l’héritage de la collation des grades et l’influence du catholicisme rhénan. L’histoire du XXe siècle nous concerne tous et elle doit être écrite au grand jour. Le gouvernement avait promis la création d’un Institut de l’Histoire du Temps présent. Qu’il fasse son travail.