d’Lëtzebuerger Land : Vous êtes historien de formation travaillant parmi des statisticiens. Qu’est-ce qui différencie les deux approches, notamment dans leurs rapports à l’incertitude ?
Paul Zahlen : J’avais justement choisi l’histoire économique pour relier les théories aux faits empiriques. Or ceux-ci sont toujours interprétés, c’est-à-dire qu’un fait ou une donnée chiffrée n’aide pas forcément à résoudre ou à réduire la complexité du monde. La statistique peut fournir des repères permettant d’orienter les politiques, mais très rarement des certitudes absolues. Il reste une part de doute. Ce qui n’est pas fait pour arranger les hommes et femmes politiques dont les électeurs veulent vivre dans un monde qui comporte des sûretés. Les statisticiens évoluent donc sous cette pression, alors qu’en fait, ce serait aux politiciens d’assumer une politique du peut-être, des risques.
Un indicateur statistique dit-il la vérité ; et, si oui, quelle vérité ?
Prenez le taux de risque de pauvreté. C’est un indicateur relatif : on fixe un seuil (soixante pour cent du revenu médian), et on dit que ceux qui se situent en-dessous de ce seuil sont en risque de pauvreté (seize pour cent de la population). Cet indicateur retrace donc les inégalités des revenus plus qu’il ne renseigne sur la précarité ou sur la pauvreté absolue, alors qu’il est souvent utilisé dans ce sens. C’est également un indicateur complexe car il soulève la question politique : Quel est le niveau d’inégalité acceptable ou souhaitable au sein de notre société ? C’est une discussion à mener, même si je n’ai jamais entendu un politicien prendre clairement position sur ce sujet. En fait, un phénomène économique et social ne peut pratiquement jamais être décrit ou analysé par un seul indicateur.
Vous avez écrit que le mantra du « Moosshalen » a conduit à une situation où la population se sent en permanence « en état latent de crise ». Ainsi cela fait quarante ans qu’on évoque la fragilité de l’économie luxembourgeoise…
Depuis la crise des années 1970, c’est bien ce catastrophisme et le discours « décliniste » qui prédominent ; pas juste au Luxembourg, mais dans une grande partie de l’Europe. Ce discours comporte un danger réel, car il réduit les perspectives. Il remet en cause le domaine d’action politique et la confiance dans les institutions intermédiaires. Les rapports entre individus et pouvoir deviennent donc de plus en plus immédiats. La démocratie directe et ses expressions comme le référendum – qui, en soi, sont de belles notions – peuvent ainsi donner lieu à des altercations qu’une société n’arrive plus à gérer, à canaliser.
Vous avez beaucoup réfléchi sur la notion de « capital social » comme facteur du développement économique facilitant les accords, le commerce, l’innovation. Pour le Luxembourg, vous parliez d’une « accumulation » de capital social grâce à l’industrialisation tardive, au catholicisme dominant, à la faible urbanisation et à la mise en sourdine des antagonismes idéologiques. Ce constat vaut-il toujours ?
Traditionnellement, le haut degré de confiance dans les institutions était une des caractéristiques du Luxembourg. Parce que le niveau de vie est élevé, mais également parce que, dans un petit pays, la confiance envers les voisins est peu élevée et se reporte donc sur les institutions. Or, à regarder les sondages, cette confiance semble en train de s’éroder. Personnellement, je trouvais la notion de capital social fertile, parce qu’elle incluait la cohésion parmi les facteurs de production. Or, en même temps, cette approche par la cohésion escamote les notions d’antagonisme ou de conflit de classes. Elle inverse la perspective : on part de la situation « normale » qui serait celle de la cohésion, puis on analyse ce qui pourrait éventuellement la troubler. Or c’est oublier que les conflits n’ont jamais disparu, ils sont juste devenus sous-jacents.
L’apparition de la figure de l’expat hautement qualifié et mobile ne remet-elle pas en question la position dominante des anciennes élites luxembourgeoises ?
Les Luxembourgeois en haut de l’échelle sociale continueront à participer de près au pouvoir politique, ils gardent un fort « capital d’ancrage ». Mais, aujourd’hui, et ceci jusque dans les carrières moyennes de la fonction publique, se propage une inquiétude pour le maintien de la position sociale. Je pense qu’elle est liée en partie à cette idée – que j’ai toujours trouvée absurde – qu’on puisse être « propriétaire » d’un pays. Quant aux exclus, ils ont le sentiment de ne plus avoir d’impact sur le monde. Or, du moment où les gens commencent à se considérer comme exclus des « bienfaits » de la mondialisation, la réaction peut être celle de s’accrocher à la nationalité.
Dans votre thèse sur la sidérurgie soutenue en 1987 à l’Institut universitaire européen de Florence, vous avez analysé la « multinationalisation » de l’Arbed. Avant 1919, pour son approvisionnement en coke et pour ses marchés de vente, la sidérurgie luxembourgeoise était entièrement dépendante de la Zollunion. Après la défaite allemande, l’Arbed a été forcée de réorienter radicalement son modèle d’affaires. Cette résilience est surprenante…
Le traité de Versailles organisait un transfert de puissance économique de l’Allemagne vers la France. Les propriétés allemandes en Lorraine étaient séquestrées et liquidées au profit de financiers et d’industriels français. La Ruhr se retrouvait donc coupée de sa base arrière en minerais. Pour l’Arbed, cela ouvrait de nouvelles perspectives. Ainsi, Belval, à l’époque l’usine la plus moderne du pays, a dû être vendue par la Gelsenkirchener Bergwerk AG à la Société métallurgique des Terres-Rouges. Ainsi naissait une communauté d’intérêts réunissant l’Arbed, les dynasties des De Wendel et des Schneider ou encore la Banque de Bruxelles.
Peut-on dès lors parler d’une industrie « luxembourgeoise » ?
Les barons du fer de la sidérurgie lorraine et luxembourgeoise étaient les symboles mêmes du patronat multinational. Dans le conseil d’administration de l’Arbed on retrouvait des Belges, des Luxembourgeois et des Français. Or ces administrateurs ne poursuivaient pas uniquement des stratégies nationales, mais avaient des participations dans différentes parties d’Europe et du monde, et il arrivait que ces intérêts soient antagonistes. Plusieurs argumentations pouvaient donc valoir. Cela complexifiait énormément les choses, puisqu’il n’était pas toujours évident quels intérêts défendaient au juste les différentes composantes du CA. En même temps, le fait qu’une partie de la direction de l’Arbed était luxembourgeoise, avait une influence sur la représentation de ses intérêts au niveau de l’État luxembourgeois. Tout comme la présence d’intérêts belges et français a été instrumentalisée pour faire du lobbying auprès des autorités à Bruxelles et à Paris.
La politique économique luxembourgeoise apparaît donc comme l’art d’évoluer parmi les pressions internationales.
La souveraineté luxembourgeoise se définit toujours par rapport aux autres. Ainsi, c’étaient les tensions entre les intérêts belges et français qui ont permis aux dirigeants politiques luxembourgeois de jouer leurs cartes après la Première Guerre mondiale. Le Luxembourg, qui n’a pas de poids intrinsèque, a profité des divergences d’intérêts puissants qui, souvent, s’annulaient. Si les décisions sont donc souvent prises ailleurs, cela ne signifie qu’il n’y ait pas de marge de manœuvre au niveau local.
Au sein de l’appareil d’État, la Verhüttungsklausel de 1882 reste une référence majeure en matière de politique économique. Or cette décision (qui obligeait les entreprises à transformer les minerais au Luxembourg) n’allait pas de soi : il fallait la prendre contre Berlin et le Zollverein.
Les investissements et les coûts de transports ont joué un rôle tout aussi important que les décisions politiques. La Verhüttungsklausel se superposait ainsi à une réalité plus forte, plus terre-à-terre : le faible contenu en fer des minerais. Économiquement, il était plus rationnel d’importer du charbon que d’exporter des minerais. Donc, même sans Verhüttungsklausel, les minerais luxembourgeois seraient probablement restés au pays. C’est un paradoxe historique : si la minette avait été plus riche en fer, la sidérurgie luxembourgeoise ne se serait peut-être jamais développée...
Au Luxembourg, les prises de décisions politiques sont difficiles à retracer, puisque les canaux sont très courts et très peu est fixé par écrit. Toujours est-il qu’on peut se poser la question s’il existait, en matière économique, un sens de l’État, une stratégie à long terme ?
Entre 1880 à 1913, donc au temps de Paul Eyschen, il y a énormément d’efforts de modernisation tant sociale qu’économique. Même si elle reste trop peu étudiée, c’est à cette époque que les bases de développements futurs sont posées. Quant à l’administration, elle était encore réduite à sa plus simple expression. Les décisions étaient prises par une demi-douzaine de ministres issus de la bourgeoisie locale qui se connaissaient bien entre eux. Mais il existe, à ce moment-là, un sens aigu de l’État. Les décisions sont souvent basées sur des analyses circonstanciées et elles sont d’ailleurs parfois d’avant-garde dans le contexte d’une société dont les bases traditionnelles et rurales restent très fortes. Il y a donc eu plus que des hasards heureux ; derrière, il y a eu des gens tant dans le secteur privé que dans le secteur public qui ont réussi à donner une impulsion à certaines activités économiques et à la politique sociale, comme par exemple à la législation de sécurité sociale. L’innovation volontariste a joué un rôle réel et important dans les domaines économique et social.
En 1995 vous publiez des Contributions à l’histoire des chemins de fer luxembourgeois de l’entre-deux-guerres. Vous y montrez comment, face aux opérateurs privés des chemins de fer, l’État se découvre un rôle interventionniste.
L’État intervient, or je ne pense pas qu’on puisse parler d’un « État interventionniste ». Après la Grande Guerre, il y avait une volonté de calmer les cheminots fortement syndiqués, et d’acheter ainsi la paix sociale. En décembre 1920, l’État impose donc le statut des cheminots aux opérateurs privés et se déclare prêt à le financer. C’était une priorité politique, et elle primait sur des considérations économiques ou financières. Ainsi, dans les huit ans qui suivront, la part des rémunérations des chemins de fer secondaires payée par l’État passait de quarante à 80 pour cent. Pour les grands réseaux nationaux, par lesquels transitaient les biens sidérurgiques, l’introduction du statut des cheminots ne posait pas vraiment de problèmes financiers, d’autant plus que ces grands réseaux pouvaient appliquer des « surtaxes » sur les tarifs pour financer le statut. Or le réseau régional à voie étroite destiné aux voyageurs était difficile à rentabiliser. Et lorsque la crise éclate au début des années 1930, l’État doit se poser des questions sur l’affectation des moyens budgétaires. Ce sont d’ailleurs le Conseil d’État et la Cour des comptes de l’époque qui critiquent l’augmentation assez anarchique des crédits budgétaires alloués aux réseaux à voie étroite. En 1934, l’État doit reprendre l’exploitation des lignes à voie étroite des chemins de fer secondaires et vicinaux, justement parce qu’elles sont déficitaires. Or, d’après les archives, l’État n’y investira jamais de façon conséquente. Cela préfigure l’arrêt de certaines lignes, comme le Jangli ou le Charly, vingt ans plus tard.
Avant de devenir un Banke-Stat, le Luxembourg était un Arbed-Stat. Un État indépendant des lobbies économiques peut-il exister ? A fortiori un micro-État avec un secteur économique hyper-dominant ?
C’est une manière réductrice de poser le problème. Car à mon sens, si on parle de l’État, il faut également parler de l’État social. L’État a toujours tenté d’atténuer les effets d’inégalités du système capitaliste. On peut retracer cela au niveau des chiffres : Les dépenses sociales représentent aujourd’hui environ 45 pour cent des dépenses publiques totales.
Or dans vos recherches sur l’intervention sociale, vous décrivez le Luxembourg comme « État mince ». Notamment à cause du secteur conventionné, ce « système sociopolitique hybride » dont les origines remontent au milieu du XIXe siècle et à une conception libérale de l’État minimal.
C’est un système basé sur la subsidiarité : Si l’État a la possibilité de déléguer le travail social de terrain, il le fait. Il échappe donc un peu à ses responsabilités. Au XIXe, c’étaient les congrégations, aujourd’hui ce sont des associations comme la Caritas, la Croix Rouge… ou encore Air Rescue. Et même dans l’aide au développement, ce sont les ONG qui gèrent les projets. Or les 75 audits commandités depuis 2010 aux sociétés de consultance soulèvent la question – légitime – du contrôle : Comment imposer la qualité à ce secteur énorme ? Comment contrôler que l’argent public soit dépensé selon les règles ? Et la question du contrôle soulève celle de la bureaucratie. Il n’y aura pas de solution évidente, d’autant plus que l’État luxembourgeois se caractérise ou se caractérisait par un certain anti-bureaucratisme.
Ces « chemins courts » qui sont avancés comme argument de vente du Standuert…
C’est un phénomène réel qu’on peut observer dans les documents d’archives : Les rapports entre responsables politiques et économiques sont effectivement très concrets et très rapprochés. Mais je ne pense pas qu’il s’agisse là d’une spécificité luxembourgeoise, c’est plutôt une caractéristique d’un petit pays ou d’une région.