Soixante ans après, on peut devenir pape en ayant été dans la Hitlerjugend ou prix Nobel de littérature en ayant été dans la WaffenSS... Les souvenirs de la deuxième guerre mondiale semblent s'estomper, même dans la mémoire des survivants, de telle manière qu'on pourrait venir à la conclusion qu'il n'était pas vraiment important de quel côté on se situait sous le régime nazi. Or, ce n'est pas du tout la même chose d'avoir porté l'uniforme ou collaboré d'une manière ou d'une autre, de s'être arrangé avec l'occupant ou d'avoir été résistant et souffert pour cela. Ainsi, alors que le sculpteur Lucien Wercollier connut les horreurs du camp de Hinzert, dans lequel il a été prisonnier politique, Roger Gerson, paysagiste opportuniste, peignit ses éternelles toiles de l'immuable Oesling ainsi que de kitchissimes bouquets de fleurs et se vit consacré, en 1942, par le Gaupropagandaleiter Urmes dans le cadre de l'exposition Volk und Kultur, "peuple et culture" à Diekirch. Certes, cela ne fait pas de Gerson un criminel de guerre. Mais le fait que lui et son art aient été désignés comme compatibles avec l'idéologie nazie, et que lui se soit arrangé avec tous les commanditaires quels qu'ils soient, fait du moins de lui un artiste douteux. Or. dans la monographie que vient de lui consacrer l'historienne d'art Linda Eischen, auteure, en 2004, d'un livre sur la collection d'art de Jean-Pierre Pescatore, ce chapitre n'est guère développé. Sur les sept pages que compte le chapitre "Sa vie son œuvre - un artiste prolifique et franc" (pour un volume de 152 pages en tout), elle écrit seulement: "Pendant les premières années de la guerre, Gerson resta à Diekirch et continua de peindre, surtout des paysages. En 1942, il reçut même le Premier Prix du Kunstpreis des Kreises Diekirch décerné alors pour la première fois. Mais lors de l'offensive des Ardennes, il fut forcé de quitter Diekirch et s'installa à Luxembourg." L'auteure estime que "un des grands mérites de Roger Gerson [fut] sans doute le fait d'avoir été l'un des rares artistes luxembourgeois à vivre (parfois survivre) de son art". Mais ce "mérite" en fit aussi un mercenaire de la commande, qui devait s'adapter aux goûts de ses clients pour lesquels il semble avoir peint mille fois les mêmes motifs de cette nature immaculée, ces paysages bucoliques et paisibles de son Oesling natal, traversés par des chemins sinueux, un vieil arbre par-ci, par-là, peut-être un coucher de soleil à l'horizon, ou, plus idyllique encore, sous la neige. Parfois, il exécutait ses toiles tellement vite que la peinture n'était pas encore sèche au moment de la livraison. Né en 1913, il mourut en 1966, quelques heures seulement avant l'ouverture de sa grande exposition à Pétange, dont il espérait beaucoup, notamment une plus grande reconnaissance du milieu professionnel, national et international, Car Gerson fut magnifiquement ignoré par Joseph-Emile Muller, le critique d'art le plus influent de la deuxième moitié du vingtième siècle au Luxembourg, grand promoteur de l'abstraction de l'École de Paris, et conservateur de la section des beaux-arts du Musée national. Pour le quarantième anniversaire de la mort de Roger Gerson, les éditions Schortgen, dans leur collection Artcollection, essayent de réhabiliter Roger Gerson avec ce beau livre, de lui rendre ce qu'ils estiment être sa place dans l'histoire de l'art luxembourgeoise. Le catalogue raisonné comprend une bonne centaine de reproductions d'oeuvres, souvent peu visibles en public, comme Gerson, faute de reconnaissance "officielle", n'est guère exposé. Le livre a donc le mérite de sa recherche d'oeuvres, souvent issues de collections privées, salons de famille et autres cafés. Et, chose la plus intéressante encore, de regrouper, en addendum, des extraits de critiques originales de l'époque, dans lesquelles il fut parfois apprécié, mais souvent aussi contesté, notamment pour son imperméabilité au modernisme et à l'abstraction - qu'il connaissait pourtant très bien pour avoir visité beaucoup d'expositions à Paris notamment - ainsi que pour "son romantisme à deux balles" (Jos Funck, Cahiers luxembourgeois, 1946). Où l'on peut, au passage, se rendre compte, qu'il y a cinquante ans, les critiques ont été beaucoup plus virulents qu'aujourd'hui. En général, on ne peut que regretter la superficialité du livre, notamment dans sa partie texte. Mais peut-être qu'une contextualisation plus fouillée ou une appréciation plus critique de son travail, notamment dans son aspect idéologique ou en comparaison avec ses compatriotes et ses collègues à l'étranger, auraient découragé les acheteurs de tels "beaux livres". Qui, ici, peuvent se rassurer en lisant l'éternelle biographie du bohémien un peu chaotique, mais bon vivant, intempestif mais générateur d'anecdotes arrosées.
Linda Eischen: Roger Gerson; Artworks Collection des Éditions Schortgen, 2006 ; 152 pages, 50 euros ; ISBN : 2-87953-019-9.