Voici un livre soigné financé en partie par le Fonds national de la recherche. Il tranche sur celui publié en 2005 par l'Institut Grand-Ducal et le Centre national de littérature: Lëtzebuergesch. Entwicklungstendenzen und Forschungsperspektiven einer jungen Sprache. Le rapprochement des deux livres s'impose, car ils éditent des exposés de deux colloques de 2001 sur un même thème: celui des perspectives de la luxembourgistique au moment où se mettent en place à l'Université les études luxembourgeoises et le Centre de recherche des études sur le Luxembourg (Crel). J'ai participé aux deux livres avec des articles différents, content de voir des institutions et des universitaires revivifier la recherche linguistique sur la langue luxembourgeoise. Dans ces occasions, il peut se produire des frictions entre les institutions, qui veulent garder la main mise, et les chercheurs qui s'investissent et veulent le profit de leurs travaux. Je suis heureux en ce cas de voir que les chercheurs ne se font plus voler la vedette. En revanche, on peut regretter que les deux ouvrages fassent dépenser deux fois l'argent public, une fois pour l'institution au Luxembourg et l'autre fois pour valoriser les chercheurs en Allemagne, d'autant plus que dans les deux ouvrages, on trouve des textes identiques (G. Berg, E. Glaser, P. Gilles sur le Dialektausgleich, où seuls diffèrent le titre et la page d'introduction !). Mauvais point pour l'ouvrage scientifique, où les doublons devraient être signalés et où le lecteur devrait savoir quelles études sont republiées (Gilles sur la chute du "n", Nübling sur les marques du pluriel). Dans ce livre, Claudine Moulin édite en partie les mêmes articles et bibliographies que l'édition de son partenaire de l'Institut, dont elle a inspiré le workshop. Et pourtant, dans Forum, elle en fait une critique acerbe. Comprenne qui pourra. L'objectif de Perspektiven est celui de faire connaître le travail de chercheurs de Trèves, Mayence, Zurich et Fribourg, passés pour l'essentiel par le moule des langues germaniques, de la linguistique historique et de la dialectologie. Mais on ne manquera pas d'y voir aussi la volonté d'imposer une équipe de copains au FNR pourvoyeur de crédits et à l'Université du Luxembourg et au Crel pourvoyeurs de postes. La présentation du livre manque de décence scientifique. Dire dans l'avant-propos qu'il n'est jamais trop tôt pour commencer, implique qu'on se prend pour Bruch et que rien de sérieux n'a été fait avant. Écrire: "Mit diesem breiten Themenspektrum erfährt das Luxemburgische als junge germanische Sprache erstmals eine (system)linguistische Fundierun," c'est soit avouer une ignorance regrettable soit occulter les travaux qui existent. L'affirmation répétée: "Es fehlt bis heute eine ausführliche, synchrone, grammatische Darstellung..." montre qu'il s'agit d'un mensonge délibéré. Il suffit d'aller dans une bibliothèque universitaire française ou à la BNL pour trouver ma description synchronique et systématique (1160 pages) du luxembourgeois, que ces Perspektiven annexent d'ailleurs un peu vite comme jeune langue germanique. Ces réserves faites sur l'objectif et la promotion, le livre a de quoi régaler un lecteur averti. Les thèses de Gilles sur le Zentralluxemburgisch sont stimulantes, de même que les pages sur la règle de l'Eifel, dont Girnth étudie la géographie. Malgré les schémas, Gilles peine à expliquer la présence ou l'absence du "n" par la seule prosodie. Pourquoi tronquer les citations de Bruch? Ni Gilles, ni Girnth, ni Dammel ne comptent le n parmi les facteurs favorables à la nasale (nëmmen net), à l'inverse de Nübling, qui a mieux lu ses sources. Celle-ci, après avoir revisité (après d'autres, dont en 1921 A. Bertrand qu'elle ignore) les variations du verbe dans son exposé à l'Institut, présente ici l'allomorphie du pluriel des noms et l'auxiliarisation de ginn au passif. Les thèses sont bonnes, mais les critères, peu didactiques, sont atomisés. Les exemples sont clairsemés et de seconde main. Ces linguistes sont compétents, habiles formalistes, mais leurs données sur le luxembourgeois manquent d'originalité et d'épaisseur. Linguistesch, c'est bon; sproochlech, ça laisse à désirer. Quand Gilles s'étonne que flëstern (sic) ne se palatalise pas comme gëschter, la réponse est simple: le luxembourgeois dit pësperen. En hallef Stun et an den Haisern sont du sarrois. Je ne crois pas que la méthode du XIXe siècle de faire traduire en dialecte des phrases allemandes soit bonne: Si konnt d'éischt Taart werfen est correct pour kënnen, mais l'article exigé est déi et non d'. Pour précis et enrichissant que soit l'exposé d'E. Glaser sur la syntaxe, pas tous les énoncés glanés ne sont bons: qui dirait ech war am Gaang ze arbechten? Bref, le linguiste que je suis s'est régalé; le luxembourgophone est resté sur sa faim. Il ne peut pas en être autrement quand le descripteur n'est pas native speaker et doit se contenter d'informateurs. Espérons que l'Université du Luxembourg aura des enseignants solides en langue luxembourgeoise et des équipes de recherche multinationales. Le temps est passé, où un seul manitou, courtisan omniscient en sciences luxembourgeoises, peut tout régenter à partir d'un même observatoire. Aujourd'hui, il faut répartir les spécialités. La jeune langue dont parle Claudine Moulin dans son article sur la grammatisation (qui est sa spécialité plus que la didactique et la lexicographie) n'a pas envie de "s'émanciper d'autres langues dominantes". Elle veut être décrite et expliquée de façon autonome et juste, et sans dominer, se bâtir un avenir dans le multilinguisme du pays et de l'Europe. C'est tout, et c'est beaucoup. Eine linguistische Luxemburgistik? Pour-quoi pas? À condition qu'elle ne revienne pas en arrière, aux seules études dialectologiques germaniques, comme c'est en partie le cas dans ce livre. À Luxembourg, qui ne doit pas être une annexe de Trèves, ni le financier de la seule dialectologie allemande, elle doit rester axée sur la langue et par elle sur la culture.
Claudine Moulin, Damaris Nübling: Perspektiven einer linguistischen Luxemburgistik. Studien zu Diachronie und Synchronie. (Germanistische Bibliothek. Band 25). Winter-Verlag, Heidelberg. 2006. VIII + 356 Seiten. 55 Euro. ISBN 3-8253-5156-4.
Institut Grand-Ducal, Centre national de littérature: Lëtzebuergesch. Entwicklungstendenzen und Forschungsperspektiven einer jungen Sprache. Beiträge zum Workshop Lëtzebuergesch, November 2001- Luxemburg und Mersch (Beiträge zur luxemburgischen Sprach- und Volkskunde XXXIII). Luxemburg 2005. 182 Seiten. ISBN 2-919910-14-0.