Le végétal, l’humain et le mécanique. Les photographies en noir et blanc On the Other End (2018) de Lauriane Bixhain sont prises à la volée, à travers une vitre. Comme par la calandre d’une voiture d’un modèle ancien, tous feux allumés. Changement d’époque, changement de sens, la prise de vue est faite dans un ancien quartier industriel sidérurgique de Montréal devenu un site de l’industrie informatique. Les photographies de Lauriane Bixhain ont, si on reconnaît le – comme cette jeune femme de dos qui vante un club de gym (il faut travailler ses muscles autrement à l’époque contemporaine qu’à celle ou l’effort rendait les corps musculeux) – quelque chose d’indéfini qui leur vole leur définition.
Les photographies de Boris Loder sont en couleurs et amalgament soigneusement des formes dans des compressions qui mettent tout au carré. Les déchets laissés par les humains, rejetés par la nature, déjectés par les animaux, Particles, (2019), sont enfermés dans des cubes transparents qui parfois deviennent terreau pour de la nouvelle végétation. Le titre général de l’exposition Really Abstract ? leur correspond-il ? Assurément oui, au sens où Loder a choisi avec soin des rejets extraits de lieux précis (le Campus Geeseknäppchen, l’avenue Kennedy), qui montre leur identité aussi sûrement que leur environnement en trois dimensions à ceux qui comme Boris Loder connaissent les spécificités de ce qui se passe ici et y laisse des traces, pas ailleurs.
Paul Di Felice, commissaire de l’exposition dit : « Ça fait des années que j’ai ce titre en tête. J’avais déjà présenté une autre série de Peter Granser au Casino il y a longtemps et j’ai vu ses Nightsky au musée de Stuttgart il y a quelques années. Puis, j’ai vu le travail de Jessica Backhaus à Arles et alors j’ai voulu faire dialoguer ces positions avec deux jeunes artistes luxembourgeois que j’avais présenté à d’autres occasions comme Le Mois Européen de la Photographe et Lët’z Arles. »
Étymologiquement « abstract » remonte au terme latin « abstrahere », c’est-à-dire extraire. Dans ce sens, le travail des quatre photographes correspond bien à la définition donnée par Di Felice. Les ciels de nuit de la série Heaven in Clouds de Peter Granser sont exactement cela. Ils datent de 2011. À cette époque, le photographe a séjourné dans la quatrième plus grande ville de Chine, symbolisée ici par la photographie d’architecture Carcass. Si déjà Loder et Bixhain évoquent un processus de transformation urbain, en Chine, il est évidemment exponentiel et permanent pour des millions de personnes. Deux systèmes constructifs sont faits l’un en poutres de béton, l’autre de poutres métalliques, dont on ne sait lequel est en déconstruction et lequel en construction, remplaçant l’autre. C’est symbolique d’un monde en perpétuelle transition, sans réalité de l’instant saisissable.
Les centaines de milliers de néo-urbains rêvent néanmoins d’un avenir meilleur dans ces mégalopoles. Les trois ciels de nuit de cette ville, ont la matité de peintures qui auraient imprégné très régulièrement une toile travaillée au spray. Pourtant, il s’agit d’impressions photopigmentaires sur papier Arche. Nightsky ,ces trois grands tirages (128 x 180 cm), photographiés la nuit ont chacun une couleur dominante : un bleu turquoise, un vert opalescent, des teintes dans lesquelles on aurait envie de plonger et oui, flotter vers un avenir meilleur.
Mais un troisième fond est d’un ocre tirant sur l’orangé. Ce n’est, comme les deux précédents, pas une réalité abstraite. Peter Ganser a photographié l’opacité de cette teinte (et des autres apparemment séduisantes), générée par un ciel pollué. La nuance paraît plus sale. Le bord, tire vers un halo orangé, C’est l’effet optique que génère un néon sur une façade proche, qui rend la lumière qui travers la pollution presque irradiante ou… tentante comme un bonbon acidulé, un petit bout des rêves de l’avenir meilleur..
Ces abstractions proviennent d’une réalité triviale, que Peter Granser a mis des années à mettre au point techniquement et aboutit à ces extraordinaires photographies-peintures. Bauhaus et surréalisme viennent à l’esprit quand on voit les images de Jessica Backhaus. Les découpes pour la plupart circulaires sont franches, les couleurs aussi, à la manière, si on se réfère encore à l’histoire de l’art, de la palettes d’une Sonia Delaunay. Faut-il pour autant chercher à classifier les séries Cut Outs (2021) et Shifting Clouds (A Trilogy) (2017) ? Jessica Backhaus trouve et crée ces merveilles d’équilibres formels via la recherche technique. Elle nous a autorisé à révéler le secret pragmatique de ses papiers découpés et une fois que l’œil a saisi le « truc », on n’en est que plus ébahi : Jessica Backhaus assemble une composition de papiers au sol. Au moment précis où la chaleur du soleil fait s’enrouler les ronds de feuilles et apparaître leur ombre portée, elle déclenche le cliché de ce qui sera ces mystérieuses et merveilleuses photographies. Really Abstract ?, vraiment ?