Pour rassurer de suite : Ce n’est pas le musée d’Orsay qui est squatté, ni le Quai du même nom (où il n’y a qu’un préavis de grève pour le 2 juin pour protester contre des réformes soupçonnées de mettre fin au corps diplomatique français). Non, nous sommes en décembre 1978, la gare d’Orsay et son hôtel sont désertés, les travaux de construction du futur musée commencent, il sera inauguré en 1986 seulement. Une jeune femme, à la croire elle-même, un peu perdue dans Paris, elle a alors 25 ans, flâne sur les bords de la Seine, longe le bâtiment, et pousse une porte de chantier qui la fait pénétrer dans l’ancien hôtel de la gare. Elle montera au cinquième étage, et au dernier étage donc, tout au bout d’un couloir, elle choisira comme « chambre à soi », la numéro 501. Des mois durant, elle y reviendra, le jour, pas la nuit, les rats et les chats morts l’en dissuadent, jusqu’au moment où les architectes et les ouvriers seront montés jusque chez elle.
On sait depuis longtemps les habitudes ou caractéristiques de Sophie Calle, elle est collectionneuse, elle est narratrice, joignant textes et photographies. La voici, juste avant ce qui marquera ses débuts dans l’art, avec sa Suite vénitienne (dans la collection du Mudam depuis 1997), où elle a discrètement suivi un homme qu’elle connaissait à peine, loin de la sublime Sérénissime, dans la désolation de couloirs abandonnés, d’une chambre délaissée. À son habitude, elle ne s’en prive pas, elle prend des photos, invite des amis, rassemble et empoche toutes sortes d’objets qui traînent, jusqu’aux fiches de clients ou notes aux employés. Cela fera deux caisses toutes remplies, mises de côté jusqu’à récemment où la rencontre avec un responsable du musée fait dire à Sophie Calle qu’elle connaît bien les lieux, et l’idée fait son chemin d’une exposition. D’autant plus séduisante en période de confinement, autre moment d’un musée déserté.
Deux grandes salles portent aujourd’hui témoignage du passage secret de Sophie Calle en 1978. Photos et textes, bien sûr, comme cet aveu aussi qu’à l’époque elle était pleine d’admiration pour Bob Wilson et cherchait à tout prix à se rapprocher de sa troupe. Des objets hétéroclites, plaques de numéros de chambre en métal rouge émaillé, clefs, vieux téléphones, documents, toutes choses qui peuvent être ramassés dans un espace auquel on est prêt à attribuer très vite un côté archéologique. Le temps passe vite, en effet, c’est loin déjà. Et à lire ce passé, le déchiffrer, comme s’il était bien plus lointain encore, il a été fait appel à un vrai archéologue, préhistorien même, Jean- Paul Demoule, qui est entré dans le jeu, dans les caprices de Sophie. Il s’en est donné à cœur joie, comme si des siècles après, il lui revenait de faire parler ce qui a été déterré. Notre homme n’en est d’ailleurs pas à son premier coup, Daniel Spoerri avait enterré en 1983 tout un repas, Jean-Paul Demoule en avait réalisé une trentaine d’années plus tard la fouille.
Avec Sophie Calle, là encore comme d’habitude, il en est sorti un très beau livre d’artiste. Et si souvent on se moque des archéologues en les accusant de surinterprétation, en plus d’un coup d’œil sur la sociologie des gens de l’hôtel (on chercherait en vain un client luxembourgeois), Jean-Paul Demoule nous ravit par son inventivité, sa fantaisie, l’imagination prenant le relais de la science. Ou comme il dit lui-même, il s’est parfaitement associé à la démarche de Sophie Calle, « elle possède une manière de faire très sérieusement quelque chose d’absurde ».
L’ascenseur occupe la 501, note de façon amusante le titre du livre (c’est la réalité, aujourd’hui, du musée). L’exposition, elle, s’intitule Les Fantômes d’Orsay. Sophie Calle elle-même a eu une existence quasi fantomatique en 1978 et dans les mois qui ont suivi, intéressant de considérer que c’est exactement le moment aussi où l’anglicisme de squatter, squatteur, entre pour de bon dans la langue française, une première occurrence se trouve dès décembre 1966 dans le Nouvel Observateur. Sophie Calle a récidivé pendant la pandémie, et cela donne une partie non moins originale, surprenante, de l’exposition et du livre ; la nuit, cette fois-ci, dans l’obscurité la plus entière, à la lumière de son seul portable, elle a photographié quelques-uns des œuvres iconiques du musée, les condamnant à leur tour au statut d’apparence. Et certains de ces fantômes de virer davantage encore aux fantasmes.