Après avoir versé des larmes en quittant le gouvernement pour briguer le job de juge à la Cour européenne de Justice, François Biltgen pourrait essuyer des plâtres

SOS recyclage

d'Lëtzebuerger Land vom 26.04.2013

Pathétique, François Biltgen, CSV, avait essuyé quelques larmes lorsqu’il a annoncé le 11 avril son retrait de la vie politique pour tenter sa chance comme juge à la Cour de justice de l’Union européenne, en remplacement de Jean-Jacques Kasel, lequel s’en va avant le terme de son mandat, celui-ci devant s’achever le 6 octobre 2015, donc après les élections législatives de juin 2014. Le ministre démissionnaire s’est porté candidat, avec douze autres sommités du droit, à la petite annonce que le gouvernement auquel il appartenait encore avait fait passer le 22 mars dernier. La remise des candidatures se terminait le 5 avril. Le « choix » du gouvernement est tombé ce mercredi, sans surprise sur François Biltgen, qui avait dû présenter à 55 ans sa démission aux différents maroquins qu’il occupait au gouvernement (justice, fonction publique, enseignement supérieur, recherche, communications, média et cultes), peu après avoir envoyé sa lettre de motivation : « Je refuse d’être juge et partie au sujet de ma propre candidature », a-t-il déclaré sans rire en tirant un trait sur sa carrière politique. Il aurait pu difficilement faire autrement, le choix du prochain juge luxembourgeois qui siègera à la Cour du Luxembourg se fera selon les dispositions prévues par le traité de Lisbonne, avec entre autres, la condition d’offrir « toutes garanties d’indépendance », outre des « compétences notoires » de jurisconsulte. De plus, c’était un secret de Polichinelle, Biltgen rêvait depuis longtemps du job. Un rêve de gosse, a-t-il confié. Seul le calendrier a été bousculé, puisque la démission anticipée de Kasel, électron libre qui ne laissera pas d’ailleurs un souvenir impérissable dans les annales du droit européen, était programmée juste après le scrutin de juin 2014.

Tout démontre en tout cas que les autorités luxembourgeoises considèrent toujours le poste de juge à la Cour de justice européenne comme un « hochet » récompensant les cadors de la scène politique en fin de parcours, qu’il faut recycler pour faire la place aux espoirs des partis au pouvoir. On se partage les « fromages » sans se poser la question de savoir si ces nominations politiques servent ou non l’institution. Sauf que la donne a changé et que rien n’assure à l’avance à François Biltgen le fauteuil de juge, même s’il vient d’être adoubé par le conseil de gouvernement. Il s’agit d’une première étape, le plus dur restant à faire. Le traité de Lisbonne va en effet obliger celui qui, à part une expérience de ministre de la Justice de moins de quatre ans et d’avocat provincial sans beaucoup d’épaisseur ni de panache à Esch-sur-Alzette, à faire la démonstration qu’il est vraiment taillé pour la fonction qu’il convoite tant. Son DEA en droit communautaire ne constitue pas un sésame pour lui ouvrir les portes, ni même sa visite de courtoisie mercredi à Bruxelles pour faire ses adieux à deux commissaires européennes qui lui furent proches, parmi lesquelles sa compatriote et camarade du CSV Viviane Reding. L’occasion pour Biltgen de manier l’encensoir autour de sa propre personne, rappelant dans un communiqué qu’il avait toujours appuyé la commissaire luxembourgeoise « dans ses efforts pour renforcer l’indépendance de la Justice et l’État de droit en Europe ». Le Groupement des magistrats luxembourgeois, qui a rendu ce mercredi son avis sur la mise en place du Conseil national de la Justice, le contredira peut-être.

François Biltgen était assuré que son nom sortirait du chapeau du Premier ministre au bout du semblant de concours de beauté national pour départager les candidats qui avaient eu la naïveté de croire au sérieux de la petite annonce d’emploi du 22 mars. Biltgen apparaissait en effet comme le « candidat naturel du CSV » et il faisait peu de doute que cette candidature a fait l’objet d’un marchandage avant l’annonce de sa démission. Et c’est bien ce qui gêne ceux qui ont une haute opinion de ce qu’est la Cour de justice européenne et de son influence sur la construction européenne. Surtout lorsque l’on sait que des personnalités bien plus qualifiées que l’ancien ministre chrétien social avaient montré de l’intérêt pour le job, bien que personne, à part Biltgen, n’ait osé se déclarer publiquement. Dans les coulisses, on sait que l’actuel président du tribunal de l’UE Marc Jaeger, dont le mandat prendra fin en août prochain, n’aurait pas dédaigné remplacer Jean-Jacques Kasel. Il en a l’étoffe. Le poste avait aussi suscité l’intérêt, bien qu’il l’ait implicitement démenti au d’Land, du procureur général adjoint Goerges Wivenes, qui avait lui aussi le profil idoine pour siéger à la Cour, où il fut pendant plusieurs années référendaire. Membre du Conseil d’État, il court aussi pour le CSV, ce qui constituait, il est vrai, un certain handicap face à Biltgen. Il y en avait d’autres, venant du monde universitaire, de la magistrature et même du ministère des Affaires étrangères, qui pouvaient tenir la dragée haute à François Biltgen.

L’absence de procédure formelle au niveau de la sélection nationale, qui ne s’appuie sur aucun texte ni aucune publicité – notamment sur les noms des concurrents qui étaient en lice – sinon la vague promesse orale qu’avait donné le Premier ministre Jean-Claude Juncker, CSV, qu’il examinerait soigneusement toutes les candidatures, ne va pas améliorer le crédit pesant sur la classe politique et devrait même ajouter une couche de gras double sur l’opinion que le grand public s’en fait depuis les affaires Cargolux, Srel et Bommeleeër.

C’est donc au niveau européen que les choses pourraient se corser pour le prétendant Biltgen, car des garde-fous ont été instaurés pour éviter que le choix des États membres ne soit influencé par des critères davantage politiques que judiciaires et surtout que la qualité et l’expertise des membres de la Cour soit préservée, ainsi que le prestige de l’institution. Si chaque État membre de l’UE a le droit de désigner un juge, cette nomination se fait d’un commun accord entre les 27. Le choix devant se décider à l’unanimité donnait souvent lieu à des combines entre les gouvernements du genre, « tu acceptes mon candidat et j’accepte le tien ». « Dans la pratique, il semblerait qu’aucune candidature n’ait jamais été refusée », confirme à ce propos Lord Mance, juge à la Cour suprême du Royaume Uni, dans la newsletter de mars 2013 du Réseau des présidents des cours suprêmes judiciaires de l’Union européenne. Lord Mance, et ce n’est pas anodin, est aussi membre du comité des sept sages chargés, en vertu de l’article 255 du traité de Lisbonne (d’où le nom de « comité du 255 ») de donner leur avis sur l’adéquation des candidats à l’exercice des fonctions de juge ou d’avocat général, avant que les gouvernements ne procèdent à leur nomination. Le comité a démarré ses travaux en mars 2010 (un rapport « expurgé » a même été publié, cinq premières nominations de juges ont été examinées ainsi que deux nominations aux fonction d’avocat général) et a déjà recalé des candidats, dont un Maltais et même un Suédois.

Le gouvernement maltais a fait le premier l’expérience du rejet de son candidat officiel, Joseph Filetti au printemps 2012, lorsque la juge en poste Ena Cremona s’est retirée avant le terme de son mandat. Il y a eu un « vide » pour le poste de juge maltais entre le 22 mars et le 22 septembre 2012, après que la candidature de Filetti ait été avisée négativement par le comité du 255, en raison des défaillances de ses connaissances du droit européen. Les autorités maltaises ont bien essayé de faire passer Filetti au forcing, mais il lui fut impossible de résister à la pression pour imposer un juge n’étant pas à la hauteur de la charge. C’est également arrivé plus récemment aux Suédois, qui ont pourtant une forte tradition de transparence. Là aussi, le gouvernement fut impuissant à imposer un candidat après un avis négatif du comité. Il y eut, comme avec Malte, une vacance du poste entre le 28 novembre 2012 et le 18 mars dernier. À l’inverse, et pour rassurer François Biltgen, il y a un an, en avril 2012, l’ancien ministre Belge Melchior Wathelet a passé l’examen du comité 255 haut la main pour revenir à la CJUE comme avocat général, après en avoir été longtemps juge (de 1995 à 2003). Il aurait d’ailleurs pu présider l’institution. La preuve aussi qu’un recyclage peut réussir.

Lord Mance s’explique longuement sur la procédure dans la newsletter : « Toutes les candidatures sont transmises au comité (qui doit) entendre chaque candidat lorsqu’il s’agit d’une première nomination à une fonction donnée ». Les sages considèrent néanmoins eux-mêmes qu’ils ne peuvent pas entendre « un candidat au renouvellement à un poste quelconque ». Ce qui a d’ailleurs permis au juge Jean-Jacques Kasel, qui avait pu échapper à l’examen de passage lorsqu’il est entré à la Cour en 2007, de ne pas y être soumis non plus lorsqu’il fut renouvelé. Les auditions d’une heure sont privées et les délibérations du comité du 255 se font à huis clos. Transmis ensuite aux gouvernements, leurs avis doivent être motivés. Le gouvernement luxembourgeois devra lui aussi fournir sa propre motivation par écrit et celle du candidat lui-même, ainsi que des informations « sur les publications de ce dernier et, dans la mesure du possible, au moins une publication récente en français ou en anglais ». Quelle sorte de poésie juridique, l’ancien ministre CSV va-t-il exhumer de ses tiroirs devant ses prestigieux examinateurs sans avoir à en rougir ?

« Une des particularités importantes de la pratique du comité, souligne encore Lord Mance, consiste à demander à l’État membre qui propose un candidat si un comité de sélection a été institué et, dans ce cas, qui le composait et quelles étaient leurs recommandations. Les traités européens n’imposent aucune procédure nationale particulière en la matière. Mais l’existence d’une procédure de sélection objective et indépendante de l’influence de l’exécutif peut offrir quelques garanties au comité quant à la qualité du candidat ». Contacté par le Land, le secrétariat du Conseil de gouvernement n’a pas été en mesure de répondre à nos questions sur les critères de sélection retenus au niveau national pour départager les différents candidats en lice. « En l’absence d’une telle procédure, il se peut que rien ne vienne contrecarrer une opinion défavorable fondée uniquement sur les écrits et l’audition du candidat et les États membres de l’Europe prennent peu à peu conscience qu’il est dans leur intérêt de l’instituer », rappelle le magistrat britannique. Pour la confiance que le public doit avoir dans le fonctionnement des cours et tribunaux, « il est dans notre intérêt, poursuit-il, que les systèmes nationaux de sélection et de nomination soient transparents, objectifs, équitables et efficaces ». Le Luxembourg vient de faire la démonstration du contraire.

Les sages du comité du 255 ont en tout cas l’air de savoir ce qu’ils veulent et pourraient peut-être donner l’occasion d’une séance de rattrapage aux autres candidats qui n’ont pas été retenus par Jean-Claude Juncker : tout candidat, exigent-ils, doit être à même de participer efficacement à la gestion des affaires soumises à la Cour « sans perte de temps excessive ». Ils demandent aussi une « expérience à haut niveau » de vingt ans au moins, acquise comme avocat, professeur d’université, haut fonctionnaire ou « autre expérience professionnelle », ce qui a priori permettrait à François Biltgen d’être éligible. Sur les questions d’indépendance et d’impartialité, le comité dit encore accorder « une grande attention aux éléments concernant la carrière du candidat ainsi que les résultats de l’entrevue pour exprimer d’éventuelle réserves à son sujet ». Retiendront-ils du « cas Biltgen » ses tergiversations sur le dossier des bourses d’étudiants auxquels ne sont éligibles que les résidents luxembourgeois, même si l’avocat général de la Cour n’y a rien trouvé à redire en l’état actuel du droit européen ?

En imposant Biltgen, le gouvernement luxembourgeois et son Premier ministre ont pris un risque de voir sa candidature finir en eau de boudin et tourner le Luxembourg au ridicule, comme cela a bien failli arriver à la candidature au forcing d’Yves Mersch en début d’année au poste de gouverneur de la Banque centrale européenne. L’ancien ministre chrétien social n’aura au moins pas le même handicap que Mersch : il veut entrer dans une institution où les femmes ne sont pas trop mal représentées.

Véronique Poujol
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