d’Lëtzebuerger Land : Cela fait maintenant un peu plus d’un an que vous avez pris les commandes du Mudam, où vous succédez à Marie-Claude Beaud. Cela pourrait être l’occasion de dresser un premier bilan de la situation, avant que vous nous disiez comment vous envisagez l’avenir de votre musée…
Enrico Lunghi : Je suis arrivé à la tête du Mudam de manière quelque peu précipitée, puisque j’ai reçu ma nomination fin novembre 2008 pour prendre mes fonctions le 1er janvier 2009 ! Je devais alors terminer le programme initié au Casino dont j’étais encore le directeur. La première moitié de l’année 2009 aura donc été, non seulement une période de transition, mais aussi de chevauchement. Par ailleurs, il me fallait aussi mener à terme le projet Jacques Charlier (100 sexes d’artistes) à la Biennale de Venise, tout ceci en prenant mes nouvelles fonctions… Évidemment, je n’étais pas en terre tout à fait inconnue, je connaissais l’institution, et, surtout, j’ai eu l’heureuse surprise, en arrivant, de constater que la saison 2010 était déjà programmée.
La passation de pouvoir s’est donc faite sans douleur…
On peut vraiment parler d’une transition harmonieuse. Non seulement parce qu’il m’aurait été difficile, en si peu de temps, de changer de projet, mais aussi, parce que le programme établi par Marie-Claude Beaud me correspondait parfaitement. Je n’ai pas eu l’occasion de le dire jusqu’ici, et je suis content que vous me permettiez d’exprimer ma fidélité à la personne de mon prédécesseur ; c’est très important.
Je tiens aussi à dire que j’ai vite pris la mesure des difficultés qui m’attendaient. Le Mudam reçoit un budget global avec lequel il doit se débrouiller. Or, il y a des frais avec lesquels on ne peut pas jouer. Le Mudam a un coût de fonctionnement très élevé : l’entretien du bâtiment, le coût du chauffage, de la climatisation ont été en grande partie sous-estimés et grèvent le budget de manière importante. Je savais que j’aurais à faire face, dès la première année, à certaines difficultés. Mais, au départ, le budget a été évalué avec des coûts de fonctionnement beaucoup moins élevés que ce qu’ils sont en réalité. Du coup, une fois que l’on a fait face aux dépenses incompressibles, le budget est déjà mangé en grande partie, et il ne reste rien pour les autres postes. La subvention d’État paie le fonctionnement du bâtiment, les salaires des employés et l’acquisition des collections qui est fixée d’avance. Toutes les autres activités artistiques et culturelles, le programme pédagogique notamment, doivent être financées sur nos ressources propres, ce qui n’était pas prévu initialement. Ça, ce sont des problèmes dont j’ai vite pris conscience. Pour ne pas se retrouver en situation difficile, cette année, il a fallu faire pas mal d’économies.
Cette situation de pauvreté est-elle structurelle ou liée à la « crise » économique que nous traversons ?
On aurait pu espérer qu’au moment du changement de direction, on se soit préoccupé du problème ; mais la crise est venue et a fait s’envoler cet espoir ; nous continuons avec un budget insuffisant. Notre responsabilité est de ne pas dépenser l’argent que nous n’avons pas, même si l’État ou le gouvernement ont aussi une responsabilité et doivent donner à l’institution les moyens de son fonctionnement. Nous avons quand même remplis le programme artistique et culturel tel qu’il était prévu et, même, puisqu’il y avait un trou à un moment donné, nous avons pu remplir ce vide avec une exposition qui n’a pratiquement rien coûté et qui était très belle, celle d’Olivier Foulon… C’est une façon pragmatique de répondre à la situation de crise.
C’est là-dessus que s’est terminé 2009, mais, pendant ce temps, on a réfléchi à la suite. Et, si je souhaitais la continuité, il y avait tout de même des évolutions qui me semblaient nécessaires. La charte graphique posait un problème ; on a conservé le logo, mais on a proposé une typographie plus lisible, sans renoncer entièrement à notre charte. Par ailleurs, Marie-Claude n’avait pas vraiment développé la valorisation du bâtiment, nous nous sommes penchés sur ce dossier. Nous avons également eu le souci d’améliorer le Mudam Café, ainsi que la boutique. Nous avons réfléchi à qualité d’accueil du public, de façon à faire en sorte que le public se sente moins freiné.
S’agissait-il de rendre le Mudam un peu plus commercial ? Ou seulement plus aimable ?
C’est une question de point de vue… de maturité aussi. Pour utiliser un mot pompeux, que je n’aime pas beaucoup, je dirais que c’est la « philosophie » du Mudam qui a évolué mais, aussi, parce que la situation est différente de ce qu’elle était précédemment. Le musée aurait dû être inauguré en 2002 et, comme vous le savez, il n’a finalement ouvert ses portes qu’en 2006. Marie-Claude Beaud a d’abord dû inventer un programme hors les murs… une vraie gageure ! Elle a eu cette idée formidable que tout allait être vu à travers l’œil des artistes : le mobilier, mais aussi la communication, la typographie des documents, le site Internet… C’était un concept très ingénieux et très généreux pour un nouveau musée.
Après l’ouverture, cette ligne artistique a été tenue pendant trois ans, mais elle a engendré des critiques dont il a fallu tenir compte, sur la typographie, par exemple, trop difficile à déchiffrer, et sur le site Internet d’accès malaisé. C’était très bien d’avoir fait ça, cela correspond vraiment à une partie du Mudam, à son histoire du début… On en est maintenant à une autre étape, car on s’installe sur le long terme.
J’ai été nommé pour cinq ans. D’emblée, j’avais devant moi un horizon beaucoup plus long que celui de Marie-Claude au moment de l’ouverture. La perspective est différente. À quoi s’ajoute le fait que, jusqu’au mois d’août dernier, on a souffert du chantier d’aménagement des abords du musée. L’environnement topographique était vraiment dans une situation catastrophique. Et puis, soudain, tout s’est amélioré, ce qui a rendu possible de commencer à communiquer sur le bâtiment, sur le parc, et sur l’hôtel qui a ouvert… Le côté plus accueillant vient donc aussi des circonstances extérieures. Je ne vois pas du tout cela comme une idée « commerciale ». L’aspect commercial est un effet collatéral positif, ce n’est pas une motivation. On ne fait pas ces belles expositions pour nous seuls. Il convient de médiatiser tout ce travail de façon adéquate.
Voit-on déjà des effets de cette nouvelle politique ?
Pendant l’année 2009, il y a eu un petit fléchissement du nombre de visiteurs, en partie à cause du chantier. C’était réellement difficile de venir au Mudam, même pour nous ! Nous avons passé six mois à revoir toute notre stratégie de communication. Mais, lorsque nous avons fait notre conférence de presse sur les nouvelles orientations, en novembre dernier, nous avons tout de suite observé des réactions très positives. Nous commençons l’année 2010 avec l’exposition Le Meilleur des mondes et, pour l’instant, la presse, nationale et internationale, et le public sont au rendez-vous. Donc, oui, les effets de ce que nous avons mis en place l’an dernier commencent bel et bien à se faire ressentir, mais il faudra encore attendre un peu pour faire un premier bilan.
Le fait que l’exposition actuelle soit entièrement composée avec des pièces appartenant au Mudam, est-ce un principe d’économie, ou est-ce que cela correspond au désir de montrer une collection qui restait un peu cachée, répondant ainsi à l’expression d’une certaine frustration ?
Là encore, il ne faut pas considérer le côté économique comme moteur mais comme conséquence. C’est vrai qu’en mobilisant notre propre collection, il y a moins de frais de transport, par exemple. Mais il faut savoir que, dès mes entretiens de candidature, j’avais proposé une exposition globale avec la collection. En regardant les œuvres présentées sur le site, j’avais constaté que beaucoup étaient très impliquées dans le monde, qu’elles reflétaient un certain engagement. De là m’était venu l’idée du Meilleur des mondes. Et cela n’avait rien à voir, alors, avec des considérations d’ordre économique ! Je me disais qu’il était important de commencer, en tant que nouveau directeur, par m’approprier le potentiel du musée, de prendre la mesure de mon territoire. Cela fait partie du travail normal d’un conservateur qui arrive à la tête d’un établissement.
Je voulais voir la richesse, le patrimoine avec lesquels j’avais à travailler. En plus, ça répondait à une attente énorme, celle que générait la prétendue invisibilité de la collection. Car, à y regarder de plus près, on se rend compte que beaucoup d’œuvres ont déjà été montrées, mais sans que leur appartenance au musée n’ait été mise en avant de manière claire. Psychologiquement, on pouvait avoir l’impression d’avoir peu vu, même si ce n’était pas vraiment le cas. Il s’agissait donc, pour moi, de recoller les morceaux. J’avais la chance de pouvoir faire d’une pierre trois coups. D’abord, traverser la collection, la connaître mieux, me l’approprier… Ensuite, répondre à cette attente du public. Enfin, utiliser pour la première fois le bâtiment tout entier pour une seule exposition.
Du point de vue de l’impact, cela fonctionne très bien. J’ai essayé de rendre la visite du bâtiment le plus fluide possible. Jusqu’à présent, la multiplicité des projets, répartis par étages ou par salles, faisait qu’on passait d’un espace à l’autre, en pénétrant à chaque fois dans un autre univers, avec des ruptures très fortes. Ici, au contraire, j’ai essayé de donner le sentiment d’une unité, malgré la disparité des espaces. J’ai essayé de le faire avec les œuvres mais aussi avec les titres, avec cette narration, ou pseudo-narration, qui se réfère très librement au livre d’Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes. On se trouve immergé dans un univers qui gomme autant que possible les disparités spatiales, ce qui fluidifie le passage. J’ai le sentiment qu’une bonne partie du public adhère à ça.
On entendait parfois dire qu’au Mudam, il y avait beaucoup de vide… Est-ce que cette exposition, qui est assez dense, inaugure une nouvelle façon d’accrocher, en donnant plus de matière à voir ?
Comme tout le monde, aujourd’hui, j’accorde beaucoup d’importance à l’accrochage. Dans le cas présent, je suis le commissaire de cette exposition ; j’ai vraiment voulu montrer le plus possible dans l’espace disponible. Avec la collection, j’aurais eu de quoi montrer encore plus… J’ai été limité par le manque d’espace, non par le manque d’œuvres ! En fait, je crois que l’impression de vide parfois ressentie par les visiteurs vient surtout du fait qu’il y a, dans l’architecture même du bâtiment, des volumes où il est rigoureusement impossible d’accrocher quoi que ce soit, et que si l’exposition ne repose pas sur un principe de fluidité, on ressent encore plus fortement cette impression.
C’est pourquoi en faisant inscrire des textes sur les murs des couloirs, et en mettant à la disposition du public des classeurs sur les bancs, j’ai essayé de créer le sentiment d’une certaine continuité, d’abolir cette impression de vacuité… Je voudrais pérenniser un usage synthétique du bâtiment. Je crois qu’il ne faut pas lutter avec l’architecture mais, au contraire, la considérer comme une alliée. Dans Le Meilleur des mondes, j’ai essayé de faire correspondre la structure de l’exposition avec celle du bâtiment. Après le passage obligatoire de l’entrée (qui constitue une sorte de prologue), le parcours des visiteurs est tout à fait libre.
En quoi l’expérience acquise par vous au Casino pourra-t-elle vous servir au Mudam ?
On ne peut pas comparer ces deux équipements. Même si le Casino est un grand « centre d’art », le rôle du Mudam est fondamentalement différent. Le Musée a une visibilité nationale et internationale. Il n’y a pas de confusion possible. Cela dit, durant les longues années passées à la tête du Casino, j’ai toujours été animé, avant tout, par un esprit de curiosité par rapport à l’actualité de l’art contemporain ; je ne me suis jamais enfermé dans un modèle. Il s’agissait de prendre la mesure des évolutions qui se produisent, par petites touches, dans notre petit monde, de reconnaître une situation réelle dans un certain contexte. Que faire avec cette réalité ? Cet état d’esprit, j’essaie de le préserver. Il y a toujours un facteur d’indétermination. Que sera la réalité dans trois ans ?
Trois expositions sont programmées en 2010, c’est le rythme de croisière du Mudam ?
Oui, trois fois trois mois, c’est le bon rythme. Car chaque exposition doit être accompagnée d’un programme pédagogique. Bien sûr, il peut aussi y avoir plusieurs expositions en même temps. Le premier étage devrait rester voué à la présentation de la collection.
L’ouverture du Centre Pompidou Metz, au mois de mai prochain aura-t-elle une influence sur le devenir du Mudam ?
Le Centre Pompidou Metz va avoir un pouvoir très attractif, mais il sera très différent du Mudam. Il faut jouer la variété de l’offre, plutôt que la concurrence. Pompidou-Metz un lieu très urbain, situé juste à côté d’une gare ferroviaire, tandis que nous nous trouvons dans un lieu un peu excentré, en retrait de la vie citadine, dans un paysage plus « naturel ». Nous avons donc d’autres atouts. Le Mudam me semble un espace très contemplatif. Par ailleurs, nos deux institutions entretiennent entre elles d’excellentes relations. Nous participons à la première exposition de Pompidou (Chefs d’œuvre ?) en prêtant une œuvre de la collection (une sculpture de Pascal Convert) et en collaborant à un projet avec Daniel Buren. La Grande Région offre désormais deux équipements dynamiques ; c’est une chance pour tout le monde !
De quoi aurions-nous oublié de parler ?
Je suis très curieux de voir la suite. Il y a 400 000 Luxembourgeois qui ne sont encore jamais venus au Mudam. En organisant les Semaines des jeunes publics (700 élèves par semaine !), nous avons constaté que 90 pour cent des jeunes que nous accueillions découvraient purement et simplement le lieu et, plus grave encore, que pour un grand nombre d’entre eux, c’était la première fois qu’ils mettaient les pieds dans un musée consacré aux arts visuels. Il ne faut pas que la population boude le Mudam. Les Luxembourgeois peuvent être fiers de posséder une institution de cette importance. Mon sou-ci majeur est de réconcilier le public luxembourgeois avec le Mudam.