L’extrême richesse du livre d’Olivier Goetz Le Geste Belle Époque, il faut la saluer d’emblée, si elle fait le bonheur du lecteur, embarrasse plutôt au moment d’en rendre compte. Par où commencer, et comment faire pour ne rien oublier ou laisser de côté d’essentiel ? Bien sûr, on commencerait par évoquer le fameux coup de fouet, les panneaux qui annoncent l’arrivée dans la ville de Nancy en font comme un emblème municipal, de même que passant à Guimard, il est lié à jamais au métro parisien. Mais d’autres entrées en matière que la ligne, la spirale art nouveau, s’invitent, et elles changent sans cesse au fil des pages, se bousculant les unes les autres, se poussant. On en retiendra quelques-unes, elles suffiront à donner une idée, une image de ce qui vous submerge, dans un mouvement ensemble précis et rigoureux (dans son exposé) et ondulé, sinueux, comme l’appelle le sujet.
Au commencement, on aime à l’époque y voir l’origine de la pantomime, il y eut l’interprétation gestuelle d’un acteur romain, que son extinction de voix fit remplacer pour le reste par un esclave, ce qui rappelle à l’envers à l’un ou l’autre lecteurs le 20 août 1977, à Bayreuth, où Chéreau fut Siegfried sur la scène du Festspielhaus, Kollo se limitant au chant dans les coulisses. La voix se tait, le corps prend la relève. Mais Olivier Goetz nous apprendra très vite que le geste s’impose là où la parole fait défaut, pour une raison ou une autre. « Ce qui n’a pas de nom… c’est précisément ce qu’est susceptible d’exprimer le geste. » En l’occurrence, on est entraîné directement, savamment et plaisamment, sur le terrain érotique, tels spectacles du corps, et aussitôt notre auteur de préciser, à la manière du fabuliste, que « tout geste vit aux dépens de celui qui lui prête attention ».
D’autres passages, du côté de la littérature, des arts, ne s’imposent pas moins pour donner l’amplitude des analyses d’Olivier Goetz, et de leur acuité. Voici Colette interprétant un rôle de séducteur, voici dans la scène décrite par Proust, le baron de Charlus et le giletier Jupien, nous relisons ensemble le passage, Goetz le commente, voyant l’un tourner autour de l’autre, « comme l’orchidée faire des avances au bourdon ». Proust avertir le lecteur qu’il lui faudra attendre la fin du roman pour en savoir plus.
Dans Le Geste Belle Époque, c’est tout au long des 400 pages que les choses se révèlent, en gros une esthétique, et par-dessus une sociologie, une anthropologie. L’auteur se faisant, dans un projet où la curiosité n’a cessé d’alimenter l’érudition, l’animant, historien de la culture. Et comme nous savons dans cet hebdomadaire Olivier Goetz fervent homme de théâtre, c’est logiquement de ce côté-là, acteurs, et particulièrement dans la conception et son profond changement, avec des théories nouvelles quant à la mise en scène, que d’un coup le livre s’ouvre et nous donne à le prolonger bien au-delà de l’époque en question. Allant jusqu’à rêver à ce qui pourrait être aujourd’hui l’équivalent des Funambules, petite salle du boulevard du Temple, autrement dit du Crime : « Heureuse utopie d’un théâtre qui réunit l’élite et la foule dans un cadre tout à la fois prestigieux et misérable, dialectique optimiste des récits de toute mythologie théâtrale. »
Voici, pour rester au théâtre, Sarah Bernhardt, amputée d’une jambe, « reine de l’attitude et princesse du geste », selon Edmond Rostand, à qui il reste une voix d’or. Voici, et nous quittons les planches, Picasso et les pensionnaires d’un bordel posant pour les Demoiselles d’Avignon, nom de la rue de la maison close. Voici Cézanne, et Peter Handke se mettant dans les pas du peintre de la Sainte-Victoire ; Cézanne, prié un jour de décrire ce qu’il entend par motif, c’est un geste qu’il fit, rapprochant les doigts écartés des deux mains, les pliant, les croisant. Voici, quel tort ce serait de les oublier, les Duncan et Fuller, la Goulue, ces femmes 1900 qui dans leur danse, quelle qu’elle soit, sont leur propre geste, elles l’incarnent, on est au-delà de l’interprétation.
Peut-être que c’est justement alors que nous touchons à l’essentiel de l’époque, le mouvement, et comment faire pour le saisir, sans le figer, comment faire pour le sauvegarder, le faire durer. Marey et Muybridge ont paradoxalement recours à la technique photographique cantonnée jusque-là dans la prise d’instantanés. Analogie sur ce point avec Rodin tel que l’auteur le présente en trois points : Rodin représente ce qui bouge ; Rodin fait bouger ce qu’il représente ; Rodin met en scène ses sculptures. La manifestation du geste constituant de la sorte tout le théâtre de la Belle Époque. Dira-t-on que de même, dans la foulée, Olivier Goetz saisit tels moments, tels gestes, de ce temps-là, et les fait revivre. Rodin créant l’illusion du mouvement dans sa statuaire, Proust bien sûr, voilà à qui se rattacher.
Il est les gestes, banals, de la vie de tous les jours, il est les autres, qui de suite ont été retenus ; il arrive aux premiers de se trouver ennoblis, c’est Baudelaire disant la main fastueuse d’une passante, « soulevant, balançant le feston et l’ourlet ». On les trouve tous dans Olivier Goetz, collecteur consciencieux qui ne laisse rien en rade. Jusqu’à Alexandre Pujol, dit le Pétomane, musicien fin de siècle, artiste plus ou moins lyrique, le qualifie le Petit Journal, « dont les mélodies, les romances sans paroles, ne parlent pas précisément au cœur ». Cette attention aux marges n’empêche pas Le Geste Belle Époque de se muer d’un coup, de finir par nous sembler La Geste Belle Époque, d’autant plus que les hauts faits, culturels, n’y manquent pas, ni les personnages illustres.