À l’interrogation, notre époque préfère les points d’exclamation et le tout, de préférence, en majuscule. ALL CAPS !!! Non seulement faut-il avoir une opinion, sur tout, mais encore faut-il la crier sur tous les toits. André Gide, dont le style et le raisonnement restent un modèle de subtilité, s’y serait sans doute senti mal à l’aise. Le malaise serait-il réciproque ?
André Gide, dont on fête cette année le 150e anniversaire de la naissance, fut, pendant près d’un demi-siècle, l’écrivain français le plus célèbre et célébré, au point qu’on ne peut plus le nommer sans lui accoler le titre de contemporain capital que forgea pour lui André Rouveyre. Sa probité intellectuelle et son esprit critique, héritages de son ascendance protestante, l’ont amené à remettre en question bon nombre de préjugés de son temps. Gide, le bourgeois, scandalise sa caste en soutenant au début des années 1930 le communisme et l’Union soviétique de Staline, avant de clamer son désenchantement en 1936 dans Le Retour de l’U.R.S.S. au grand dam de ses anciens compagnons de route qui y voient une trahison. Un brûlot qui n’est pas sans rappeler son Voyage au Congo (1927), dans lequel Gide dénonçait l’exploitation brutale du travail indigène par les grandes compagnies concessionnaires en Afrique-Équatoriale française et ce à une époque où l’idée d’une prétendue mission civilisatrice des puissances coloniales était encore bien ancrée dans les esprits, de droite comme de gauche d’ailleurs.
André Gide était donc, à de nombreux égards, le défenseur des causes nobles et justes, doublé d’un auteur dont la langue classique était appréciée même par ses plus virulents critiques. Le fait que l’ensemble de son œuvre ait été ajouté à l’Index librorum prohibitorum après sa mort peut passer pour un gage de crédibilité littéraire. Pour un esprit libre, figurer à l’Index, ça a du panache, il faut bien l’avouer ! Et s’il l’avait su, Gide en eût été flatté. Mais, parmi toutes les causes qu’André Gide a défendues, il en est une qui lui tenait particulièrement à cœur et qui, de fait, traverse toute son œuvre. C’est aussi celle qui est la plus problématique pour notre époque. Il s’agit de la cause de l’homosexualité.
Faut-il le préciser ? Ce n’est évidemment pas la défense de l’homosexualité en soi qui pose problème. Elle serait au contraire dans l’ère du temps. Mais elle reste en l’occurrence problématique, parce que l’homosexualité gidienne est pédérastique, au sens étymologique du terme. Gide aimait, comme on disait pudiquement, les jeunes garçons. Bref, Gide était pédophile.
Confesser, expliquer, illustrer, plaider cette attirance sexuelle pour les enfants aura été pour Gide le projet de toute une vie. Il procédera cependant prudemment, par étapes, d’une part parce que son époque n’était pas encore mûre pour un tel débat et, d’autre part, parce qu’il craint les répercussions qu’une confession de cette nature pourrait avoir sur sa cousine Madeleine qu’il a épousée en 1895. La pédérastie est ainsi d’abord transposée et romancée dans L’Immoraliste (1902). Si l’œuvre peut blouser le public, c’est parce Gide aborde la question de l’immoralité sous l’angle philosophique et dans le prolongement de la réflexion nietzschéenne sur la morale chrétienne. Mais les initiés comprennent les allusions qui jalonnent le texte, à commencer par la dédicace à « Henri Ghéon, son franc camarade ». La correspondance avec Ghéon ne laisse pas de doute que ce terme de camarade, que Gide emprunte à Walt Whitman (« Here to put your lips upon mine I permit you/With the comrade’s long-dwelling kiss, or the new husband’s kiss »), fonctionne comme un code de reconnaissance. Par la suite, la question de l’homosexualité sera traitée de plus en plus ouvertement dans l’œuvre de Gide, pour culminer dans Les Faux-Monnayeurs où elle occupe une place centrale et structurante, ainsi que dans son autobiographie Si le grain ne meurt.
C’est ensuite dans son Journal que Gide consigne ses rencontres dans les mauvais lieux. Ces passages seront chirurgicalement supprimés de la première édition de la Pléiade de 1939, parue du vivant de l’auteur. Ils seront rétablis dans l’édition en deux volumes qu’Eric Marty et Martine Sagaert publieront en 1996/1997. Le journal, pour Gide, c’est une sorte de laboratoire d’idées où il n’aura de cesse de développer des réflexions esthétiques et morales. En 1918, il note ainsi : « J’appelle pédéraste celui qui, comme le mot l’indique, s’éprend des jeunes garçons. J’appelle sodomite [...] celui dont le désir s’adresse aux hommes faits. J’appelle inverti celui qui, dans la comédie de l’amour, assume le rôle d’une femme et désire être possédé. Ces trois sortes d’homosexuels ne sont point toujours nettement tranchées ; il y a des glissements possibles de l’une à l’autre ; mais le plus souvent, la différence entre eux est telle qu’ils éprouvent un profond dégoût les uns pour les autres ; dégoût accompagné d’une réprobation qui ne le cède parfois en rien à celle que vous (hétérosexuels) manifestez âprement pour les trois. Les pédérastes, dont je suis [...] sont beaucoup plus rares, les sodomites beaucoup plus nombreux, que je ne pouvais croire d’abord. [...] Quant aux invertis, que j’ai fort peu fréquentés, il m’a toujours paru qu’eux seuls méritaient ce reproche de déformation morale ou intellectuelle et tombaient sous le coup de certaines des accusations que l’on adresse communément à tous les homosexuels. »1
On aura compris au passage que Gide n’était pas à proprement parler un défenseur de ce qu’on nommerait aujourd’hui la communauté LGTBI ! La déformation morale, comme l’enfer, c’est les autres.
Enfin, c’est surtout dans Corydon que Gide développera in extenso le thème de la pédérastie pour tenter de lui donner une justification éthique et esthétique, sociologique et historique. Si l’antiquité sert volontiers de cadre à ce livre-manifeste – tant pour le titre (le berger Corydon apparaît dans Les Bucoliques de Virgile) que pour la démonstration (les vertus de la Grèce antique) – son propos est pour Gide d’une pressante actualité. Corydon est d’abord publié anonymement à 21 exemplaires en 1911 sous le titre C.R.D.N., les voyelles ainsi laissées de côté (oyo) formant une sorte de calligramme. Plus tard, en 1924, lorsque la publication de Sodome et Gomorrhe de Marcel Proust risque de déflorer le sujet, Gide rééditera une version enrichie de son manifeste, cette fois signée de son nom.
La pédérastie de Gide, pleinement revendiquée, est-elle aujourd’hui problématique ? Le documentaire Leaving Neverland, relatant les abus sexuels de Michael Jackson sur deux garçons mineurs, a déclenché une vive polémique dans le monde anglo-saxon conduisant certaines stations de radio au Canada, en Nouvelle-Zélande et en Australie, à boycotter les disques du roi de la pop. De même, après les accusations de harcèlement sexuel à l’encontre de Kevin Spacey, Netflix a décidé de mettre fin à sa collaboration avec l’acteur. Risque-t-on de voir un jour l’auteur des Caves du Vatican au pilori ?
C’est peu probable. Un auteur comme Lionel Labosse estime qu’il ne faut pas juger « André Gide à l’aune des lois ni des mœurs actuelles » et de rappeler que la majorité sexuelle a évolué en France (en fait par le biais de l’attentat à la pudeur), passant de onze à treize ans en 1863, puis à quinze ans en 1945. C’est juste, mais qui pourrait affirmer aujourd’hui, avec certitude, que parmi les petits Arabes dont Gide aimait à s’entourer en Algérie, il n’y en ait pas eu un de moins de treize ans ? Là où Labosse a raison, c’est de souligner l’hypocrisie de l’époque qui reprochait à Gide ses inclinaisons parce qu’il s’agissait de garçons et non pas parce qu’il s’agissait de jeunes garçons. En clair, l’opprobre portait sur l’homosexualité et non sur la pédophilie. Si Gide avait eu une attirance pour des jeunes filles de douze-treize ans, personne n’y aurait trouvé à redire.
Mais si la mémoire de Gide n’a rien à craindre, c’est, croyons-nous, essentiellement en raison de la disparition des victimes qui auraient pu témoigner contre Gide. Victimes ? Ce terme est rarement employé par la critique gidienne qui, si elle ne nie pas son penchant pour les jeunes garçons (et comment le pourrait-elle ?), ne porte en général pas de jugement moral sur la question. On prend pour acquis qu’il y a toujours eu une sorte de consentement tacite de ces jeunes garçons.
Or, c’est là que le bât blesse. D’abord, parce l’évolution récente de la psychologie rend la notion de consentement problématique en la matière. La tendance actuelle serait plutôt de considérer qu’un enfant ne peut jamais donner un consentement éclairé à des relations sexuelles avec un adulte. Ensuite, il y a un déséquilibre social qui soulève également des questions. Car si on connaît à Gide des relations de nature amoureuse avec des fils de la bonne bourgeoisie, Maurice Schlumberger en 1904 par exemple ou Marc Allégret plus tard, la correspondance et le journal de Gide montrent un fort penchant pour des relations furtives avec des figures marginales ou socialement inférieures dont la fréquentation ne tirait pas à conséquence et dont le « consentement » a pu être fort bien influencé par des facteurs extérieurs – quelques pièces d’argent, un repas offert.
Pour un lecteur moderne, sans être pudibond ni bigot, il est donc tout à fait possible d’éprouver un certain malaise en ouvrant un livre comme Corydon, Les Faux-Monnayeurs ou L’Immoraliste, non pas tant en raison de la biographie de leur auteur, mais parce qu’y sont théorisées et justifiées des pratiques que notre sensibilité moderne réprouve. Personne ne peut plus croire aujourd’hui qu’un éducateur ait comme mission pédagogique d’initier un enfant à la sexualité ou que la grandeur de la Grèce antique puisse être expliquée par les pratiques homosexuelles de ses grands hommes ou que la masturbation des jeunes garçons puisse être « guérie » par une relation avec un homme adulte ; arguments que Gide développe cependant.
Alors ? Faut-il bannir l’œuvre de Gide, la retirer des manuels scolaires ? Non, bien sûr, pas plus qu’il ne faut cesser de lire Céline en raison de son antisémitisme. La littérature est aussi un miroir de la société qui l’a produite : ce n’est pas parce que nous n’aimons pas l’image qui y est reflétée que nous devons détourner le regard. Au-delà du cas spécifique de Gide et de la pédérastie, la question qui nous est posée est celle des rapports complexes entre l’art et la morale. S’il est communément admis, depuis le romantisme, que l’art doive « choquer le bourgeois », être outrancier et provocateur, c’est encore en vertu d’une certaine conception morale de l’art. Choquer le bourgeois, c’est briser des codes moraux et esthétiques étriqués, dénoncer l’hypocrisie pour redonner à l’individu sa liberté.
Gide s’en est tiré avec une pirouette célèbre : « J’ai écrit, et je suis prêt à récrire encore, ceci qui me paraît d’une évidente vérité : ‘C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature.’ Je n’ai jamais dit, ni pensé, qu’on ne faisait de la bonne littérature qu’avec les mauvais sentiments. [...] Mais c’est fausser le jugement que coter l’art d’après son rendement moral. »2
Sachons donc coter l’art en fonction des valeurs de son époque, mais vivons avec les exigences morales de la nôtre.