Les plaques d’immatriculation portugaises que l’on voit de plus en plus souvent au Luxembourg sont une des rares indications visibles d’un phénomène dont tout le monde vous dira qu’il l’a constaté aussi, mais pour lequel il n’y a pas de chiffres concrets : l’immigration portugaise, après son âge d’or des années 1970 à 1990 (autour de 3 000 arrivants par an, selon le Statec) et sa chute du début des années 2000 (2 000 nouveaux arrivants), a repris vers 2004, pour atteindre plus de 4 500 personnes en 2008. Le solde migratoire, soit les arrivées moins les départs, était de 2 584 personnes cette année-là – les Portugais constituant ainsi un tiers de tous les étrangers s’étant établis en 2008 au Luxembourg. Mais ces chiffres ne sont que la partie visible d’une réalité que tous les récits des observateurs directs et indirects de la communauté portugaise corroborent, de l’Adem aux ONG, des médias aux associations d’amis, sans qu’eux non plus ne puissent en donner des informations plus concrètes.
Les histoires qu’ils racontent se ressemblent : en été, ceux des désormais 80 000 émigrés portugais au Luxembourg qui profitent des congés collectifs dans le bâtiment descendent au Portugal, racontent ou affichent leur réussite sociale. Et font naître l’impression que le Luxembourg est ce paradis du plein emploi et des salaires mirifiques. « Il y avait même une chaîne de télévision privée qui avait fait une émission sur le grand-duché, qui affirmait que tout le monde trouvait du travail ici, » se souvient Franco Barilozzi du Clae (Comité de liaison des associations d’étrangers), et que l’agence Lusa avait essayé de rectifier cette mystification. Néanmoins, dans un pays en « profonde récession », où le chômage dépasse cette année les 9,6 pour cent et pourrait même atteindre les 11,2 pour cent selon l’OCDE, et où la dette publique s’est alourdie cette année à 70 pour cent du PIB, ceux qui cherchent à se construire une existence s’accrochent à toutes les perspectives.
Alors ils sont nombreux à prendre leur voiture et à s’aventurer, au petit bonheur la chance, vers un ailleurs incertain, de préférence où ils ont un oncle ou une tante, un ancien voisin du village ou un ami d’enfance qui puisse les accueillir. « La migration familiale ou en chaîne joue un rôle important, constate aussi Joaquim Monteiro de l’Asti (Association de soutien aux travailleurs immigrés). C’est plus simple d’atterrir quelque part où on connaît déjà quelqu’un. » Plus de quarante pour cent des primo-arrivants dans les lycées étaient d’origine portugaise cette rentrée-ci, soit 211 enfants. Mais il y a aussi ceux qui débarquent comme ça, sans connaître personne pour les loger sur un canapé-lit ou dans une chambre d’ami, et qui habitent quelques jours, quelques semaines dans leur voiture, sur un parking, à la recherche d’un emploi avant tout. « Mais en décembre, il y en a aussi beaucoup qui repartent, soit au Portugal, soit dans un autre pays européen, selon Joaquim Monteiro. Ces vagues, on peut les observer très nettement ces dernières années. »
Dans le cadre du rapport parlementaire Glesener sur l’immigration, en 2004, le Sesopi-Centre intercommunautaire écrivait déjà, dans son Étude migration et marché de l’emploi : « L’immigration portugaise a changé de visage au cours du temps. C’est la figure de l’émigrant temporaire qui a de plus en plus supplanté celui de l’émigrant permanent. » Les décisions de partir s’installer ailleurs, même pour des séjours très brefs, sont plus simples à prendre aujourd’hui, grâce à la libre circulation des personnes dans l’espace européen – plus besoin de visa ou d’autorisation spéciale –, grâce aussi à l’amélioration des réseaux de transport et de communication. Les profils et curricula des migrants sont complexes et multiples : il y a ceux qui viennent directement du Portugal, mais aussi ceux qui ont déjà derrière eux des périples dans plusieurs pays, la Suisse, l’Angleterre et la France en tête. Parce que la circulation est libre, l’étude de la sociologie de cette population « temporaire » et surtout des raisons de leur départ (échec scolaire des enfants, déficit d’intégration, crise dans un secteur économique...) est si difficile, voire fait complètement défaut.
Ce qu’on sait par exemple, c’est que parmi les migrants, bien que les métiers manuels dominent toujours – 90 pour cent des parents de primo-arrivants au secondaire que suit la Cellule d’accueil scolaire pour élèves nouveaux arrivants du ministère de l’Éducation nationale sont ouvriers ou femmes de ménage –, les profils se diversifient. Il y a désormais aussi ce sociologue, cette licenciée en droit, ce psychologue ou cette diplômée en sciences humaines qui auraient gagné 700 ou 800 euros au Portugal, et préfèrent alors venir chercher un emploi au Luxembourg, puis se retrouvent à travailler dans la restauration ou la construction ici. Sergio Ferreira, rédacteur en chef de Radio Latina, constate lui aussi ce fait, soit par les demandes d’emploi qui passent à l’antenne, soit par les témoignages recueillis dans les émissions de la radio, voire même par les appels directs de compatriotes qui cherchent des contacts avec la communauté ici.
« Aussi longtemps que le secteur de la construction ne souffre pas trop de la crise et embauche, la chaîne migratoire continue de jouer, estime Sylvain Besch du Sesopi. Mais la crise actuelle au Luxembourg ne manquera pas d’avoir des répercussions sur les migrations, reste à voir son envergure ». Guy Reger, qui travaille également au Sesopi et préside surtout l’asbl Amitiés Portugal-Luxembourg comptant quelque 3 200 adhérents, confirme : « Les nouveaux arrivants acceptent n’importe quel job, même s’ils sont beaucoup plus diplômés que ce qui est demandé ». Les CV des immigrés portugais sont désormais très divers, avec aussi une part de jeunes qui ont grandi au Luxembourg, mais ont fait leurs études secondaires ou universitaires au Portugal avant de revenir. En outre, ils ne viennent plus uniquement des régions rurales plus pauvres, mais aussi de Porto, Coimbra ou Lisbonne. Cette tendance est néanmoins trop récente pour avoir des indications sur les possibilités d’ascension sociale ou d’intégration au Luxembourg.
Les canaux alternatifs aux instances officielles et les réseaux parallèles, solidaires, permettent souvent de trouver un premier emploi, fort probablement payé au noir, jusqu’à disposer d’assez de moyens financiers pour pouvoir régulariser sa situation, entre autres afin de prouver son autonomie financière à la commune pour pouvoir s’y inscrire et officialiser son statut. Ce réseau fonctionne en fait assez bien, constate Guy Reger, « sauf lorsqu’il y a un vrai problème, social comme une séparation, ou de santé : il n’y a alors guère d’aides. » Les pays européens n’ont pas vraiment d’obligations d’accueil ou d’aide dans le contexte de l’immigration interne à l’UE. « Il faudrait dire aux gens que la capacité d’absorption du marché de l’emploi luxembourgeois est très limitée pour le moment, » souligne Franco Barilozzi, qui se souvient que parfois, ceux qui ont échoué, n’avaient même plus les moyens de se payer le retour au Portugal. Le Clae s’oppose néanmoins au concept d’« immigration choisie », dictée par les seuls besoins du marché de l’emploi tel que l’annonce le gouvernement dans son programme de coalition.