Les banques centrales ne sortent pas indemnes de la crise. Même si leurs interventions d’urgence ont été saluées, elles n’ont pu prévenir son déclenchement ni enrayer sa propagation : une évolution de leurs missions apparaît de plus en plus nécessaire, ne serait-ce que pour tenir compte du nouvel environnement économique et réglementaire.
Le Conseil d’analyse économique (CAE), une instance française créée en 1997 pour conseiller le Premier ministre, composée d’économistes de sensibilités diverses vient d’apporter sa contribution à la réflexion sur le devenir du « central banking » en réalisant une enquête au niveau mondial auprès de banquiers centraux et d’économistes.
Un questionnaire comprenant 55 questions réparties en six grands thèmes a été adressé à environ 200 destinataires parmi lesquels 46 ont répondu : quinze banquiers centraux du monde entier, plus la Banque centrale européenne, et 31 économistes. Parmi ces derniers les Français (douze), Américains (dix) et Britanniques (quatre) sont les plus représentés. Les résultats sont riches d’enseignements quant aux thèmes qui réunissent les banquiers centraux et les économistes et à ceux qui les séparent.
Pour la quasi-totalité des répondants, la « grande modération » des années 1990-2000, avec une inflation basse et stable, a conduit à sous-estimer les risques et une proportion identique estime que la crise modifie à la fois les objectifs et les instruments des banques centrales. Une large majorité des deux catégories pensent également que l’objectif de stabilité des prix à moyen terme doit aujourd’hui être complété par un objectif de stabilité financière globale, ne se limitant pas à la gestion de la liquidité du marché monétaire. Un très large consensus se dégage autour de l’implication des banques centrales dans cette supervision dite « macro-prudentielle ».
Sur d’autres points-clés, des divergences apparaissent : ainsi seulement la moitié des répondants (économistes comme banquiers centraux) estime que la grande modération a pris fin. Les deux catégories de participants se divisent aussi sur la question de savoir si nous entrons dans une ère de plus forte instabilité financière. Optimistes, les banquiers centraux sont seulement 38 pour cent à répondre par l’affirmative contre 70 p.c. des économistes.
Un autre thème de discorde apparaît quand il s’agit d’envisager plus concrètement de nouveaux instruments ou une modification des objectifs : les banquiers centraux sont, par exemple, très peu enclins à envisager une révision de leur stratégie de ciblage d’inflation (8 p.c. seulement contre 79 p.c. des économistes). Ils se révèlent également très hostiles à un relèvement de la cible d’inflation pour faciliter la sortie de crise (8 p.c. d’entre eux y sont favorables contre 39 p.c. des économistes), du fait sans doute des risques qu’une telle stratégie ferait courir à leur crédibilité. Ils estiment nécessaire, pour 77 p.c. d’entre eux (contre 57 p.c. des économistes), que les taux d’intérêt réagissent aux bulles de crédits et d’actifs. Pourtant, ils sont paradoxalement moins convaincus que les économistes que la politique monétaire puisse contrer les cycles du crédits (50 p.c. le pensent contre 75 p.c. des économistes).
Autre paradoxe, alors qu’elles ne redoutent ni problème d’incohérence entre les stratégies nationales de politique monétaire, ni un désordre monétaire mondial, les banques centrales s’accordent très largement (82 p.c.) à prendre en compte l’impact de leur politique sur la liquidité mondiale, et à admettre la nécessité de coordonner leurs interventions sur le marché des changes (78 p.c. contre 61 des économistes), et en tant que prêteur en dernier ressort (92 p.c. contre 80 p.c.).
La fin du questionnaire est également instructive quant à l’appui que peut encore constituer la science économique pour la conduite de la politique monétaire : confiants, 70 p.c. des banquiers centraux continuent d’assimiler leur mission à un « art épaulé par la science » ; les économistes sont curieusement plus circonspects, considérant à 60 p.c. que la conduite de la politique monétaire ne relèvera plus que de l’art !
La grande originalité du rapport est de proposer deux exploitations différentes des résultats de l’enquête. Ces deux « lectures » divergent notamment quant à la façon d’articuler la politique monétaire et la politique de stabilité financière. Les clivages se situent principalement à deux niveaux. Ils portent tout d’abord sur le principe de séparation entre ces deux politiques, que la première approche maintient et que la seconde lecture recommande au contraire d’abandonner.
Concernant ensuite la gouvernance fondée sur le tryptique indépendance-transparence-responsabilité, le premier groupe entend la préserver au maximum tandis que le second considère que des changements sont indispensables. Plus précisément, pour une partie des économistes membres du CAE (« lecture 1 »), l’architecture politique monétaire/politique macro-prudentielle doit être bâtie sur le principe dit « d’affectation des instruments », ou principe de Mundell : chaque politique se voit assigner la réalisation de l’objectif pour lequel elle est la mieux adaptée. La politique monétaire doit rester orientée en priorité vers la stabilité des prix, alors que la politique macro-prudentielle doit s’occuper de la stabilité financière. Elles doivent donc être confiées à deux autorités distinctes. Les banques centrales doivent se focaliser sur la politique monétaire, mais il faudrait peut-être, pour la rendre plus efficace, relever l’objectif chiffré d’inflation et repousser l’horizon retenu pour atteindre cet objectif, ce qui permettrait de mieux prendre en compte la stabilité financière. Comme les politiques monétaires menées par les grandes banques centrales ont des implications sur la liquidité internationale, les mouvements de capitaux et les marchés internationaux des matières premières, la nécessité d’une coordination internationale pour éviter l’apparition de déséquilibres financiers dans l’économie mondiale s’en trouve renforcée.
Pour un second groupe d’économistes (« lecture 2 »), la coordination ne doit pas se limiter à la politique monétaire et à la gestion de la liquidité : il faut l’étendre à la politique macro-prudentielle et donc renoncer au principe de séparation. Les banques centrales se verront conférer une mission plus globale, car la stabilité monétaire ne garantit pas la stabilité financière.
Ces deux objectifs méritent une attention égale mais, comme ils peuvent parfois entrer en conflit, les banques centrales ne peuvent se limiter à une action sur les taux d’intérêt. Il leur faut disposer d’une large batterie d’instruments macro-prudentiels, avec un accent particulier sur ceux qui régulent le crédit (dont le rôle a été déterminant dans la genèse des crises financières) : entre autres mesures, les économistes du CAE suggèrent de généraliser le ratio « loan to value » (LTV) qui exprime le rapport, à une date donnée, entre le montant ou l’encours d’un prêt immobilier et la valeur de marché des actifs immobiliers financés par ce prêt.
Les deux groupes d’économistes sont d’accord sur le fait qu’il n’y a pas de modèle de coordination unique entre politique monétaire et politique prudentielle, et reconnaissent que la politique « micro-prudentielle » n’est pas forcément du ressort des banques centrales. Leur confier les surveillances micro et macro-prudentielles pourrait présenter des inconvénients en termes de concentration des pouvoirs et de bureaucratie. De plus, dans de nombreux pays, les intermédiaires financiers autres que les banques n’ont pas l’habitude de considérer la banque centrale comme un superviseur naturel.
L’important est que, là où la banque centrale n’est pas micro-superviseur, elle soit en relation étroite et permanente avec les autorités de supervision, sur le modèle français. Ce défaut de relation avait au contraire rendu la gestion de la crise beaucoup plus difficile au Royaume-Uni.
Les tenants de la « lecture 2 » considèrent aussi que, en cas d’élargissement de leurs missions et de leurs pouvoirs en matière de stabilité financière, les banques centrales devront encore davantage défendre leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques et économiques, ce qui passe par un meilleur « reporting » de leurs actions et le développement d’une culture plus grande du partage d’informations et de coopération avec les autres autorités et la société civile.