Invitée à Metz cette semaine pour une rétrospective sélective, Yolande Zauberman fait partie de ces cinéastes passionnants, et pourtant méconnus du grand public. Sans doute parce que la réalisatrice évolue au sein de ce genre mal aimé qu’est le documentaire, qui peine à exister en salles face à l’hégémonie des films de fiction. L’autre raison majeure de cette relative marginalité tient à des aspects matériels, en l’occurrence une distribution presque confidentielle de ses films. Quasi invisible depuis plus de trente ans, son premier long-métrage, Classified People (1987), tourné en Afrique du Sud en plein apartheid, a fait l’année dernière l’objet d’une réédition en salle par Shellac. Et la récente sélection de La Belle de Gaza (2024) au Festival de Cannes a contribué à mettre Zauberman et ses amies transexuelles sous le feu des projecteurs.
Cinéaste interrogeant inlassablement l’arbitraire des frontières, de la limite entre inclusion et exclusion, Yolande Zauberman, âgée aujourd’hui de 69 ans, a donné forme à une archéologie de la ségrégation en un peu moins d’une dizaine de films. Quoi de plus normal, donc, de commencer par l’apartheid, cette loi de classification raciale instaurant une hiérarchie entre Blancs et Noirs, trois années seulement après la Seconde Guerre mondiale (!). Peu de films sont parvenus à dévoiler les conditions de bannissement dans lesquelles survivaient les Noirs en Afrique du Sud ; exception faite de Come Back, Africa (1960) de Lionel Rogosin, tourné dans le township de Sophiatown, où apparaît pour la première fois une jeune femme promise à un bel avenir musical, Miriam Makeba. Réalisé dans des conditions clandestines, Classified People fait partie des films où les réalisateurs doivent constamment ruser avec les autorités locales. Zauberman s’intéresse aux zones grises de l’existence, à ces interstices de vérité qui mettent en question le fondement des dualismes, des clivages et de toutes formes de séparation. Pour son premier film, la jeune cinéaste rencontre par hasard un couple qui lui ouvre les portes de leur domicile. Lui, s’appelle Robert et elle, Doris ; ils vivent en couple depuis 25 ans. La vie cabossée de Robert est le symptôme de cette politique raciale. Marié à une première femme, avec laquelle il a eu deux enfants, Robert faisait partie des Blancs où il menait la vie prospère. Jusqu’au jour où un tribunal administratif le classe parmi les métis, sans aucune possibilité de revenir en arrière. Sa première femme le quitte, ses deux enfants coupent les ponts. Condamné à une mort sociale, Robert se voit abandonné des siens, puis il rencontre Doris, sa seconde femme, noire. Au moment où Zauberman filme le couple, Robert retrouve péniblement ses fils, qui sont devenus d’horribles redneck méprisants avec lesquels il n’a désormais plus grand-chose à partager. Face aux tentatives de discussions et de réconciliations qui virent en engueulades, Robert s’enferme dans un silence lourd de sens. Il n’a rien de commun avec sa progéniture ; ses fils n’ont d’ailleurs jamais invité leur père chez eux, dans leur pavillon cossu de Blancs, de peur des réactions et des cancans du voisinage…
Ce n’est pas étonnant si, après ce premier film qui a obtenu le prix du public au Festival de Belfort, Zauberman se rend en Inde, un autre pays socialement marqué par un système de castes. Là encore, la relation entre la population et l’arbitraire d’un pouvoir politique l’intéresse tout particulièrement. En 1871, en vue d’affermir leur emprise, les Britanniques votent une loi déclarant criminelles toutes communautés qui leur résistent. C’est le titre de son deuxième film, Caste criminelle (1989), sensible incursion au sein de camps où vivent, aujourd’hui encore, trois millions d’autochtones. Débute ensuite une parenthèse fictionnelle de dix ans, qui comprendra trois longs-métrages : Moi Ivan, toi Abraham (1993), Clubbed to Death (1996) avec Elodie Bouchez, Roschdy Zem et Béatrice Dalle dans les rôles principaux, La Guerre à Paris (2002), qui revient sur l’occupation nazie de la France.
Après l’expérimental Paradise Now, Journal d’une femme en crise (2004), Zauberman signe son retour au documentaire avec une trilogie ayant trait à la sexualité : Would You Have Sex with an Arab ? (2011), M (2018) et La Belle de Gaza (2024). Trois films tournés en Israël, État né en 1948, l’année même où l’apartheid fut décrété en Afrique du Sud. Le premier opus de cette trilogie n’est pas tant provocant, malgré ce que laisse croire son titre. Il cherche à comprendre la façon dont les jeunes générations, en Israël, sont marquées par le conflit au Proche-Orient dans leurs rapports amoureux. La réalisatrice pose symétriquement la même question à des Juifs et à des Arabes qui vivent en Israël, et discute avec elles et eux les réponses qui lui sont confiées. Une barrière psychologique et symbolique se superpose à celle des frontières et des check-points. On y sent, du côté des jeunes juifs, une peur vive des attentats ; et du côté de la population arabe qui vit en Israël (qui représente vingt pour cent de la population), la douleur face à la politique coloniale. D’autres, plus rarement, affirment sans détour avoir déjà eu des relations sexuelles et perçoivent, dans cet acte d’amour avec une personne de confession différente, une dimension politique : celle d’une possible réconciliation, d’une union possible des altérités, préambule à une solution à deux États.
Le film suivant, M, reprend la première lettre de Menahem, son protagoniste maudit, et a eu le mérite de lever le tabou des violences sexuelles perpétrées sur des enfants par des rabbins au sein de la communauté ultra-orthodoxe de Bnei Brak, près de Tel Aviv. Au milieu de l’obscurité dans laquelle baigne M, comme la plupart des films constituant cette trilogie, Menahem, avec son regard malicieux et sa voix magnifique de cantor, fait figure d’astre lumineux. Il part à la recherche d’un rabbin qui l’a abusé par le passé, pour discuter avec lui et passer à autre chose, dans un ultime acte de résilience. Une quête de vérité qui le conduit à renouer avec la communauté hassidim, dont il s’est très tôt échappé, et à libérer la parole d’autres personnes ayant connu le même sort, parfois au sein de leurs propres familles.
Axé sur la condition terrible que connaissent les personnes transsexuelles au Proche-Orient, tantôt exposées à la mort, tantôt à la prostitution, La Belle de Gaza donne une large place à Talleen, première miss Trans Israël de l’histoire qui, après avoir été longtemps rejetée par ses parents, finit d’être acceptée par eux. Ode au courage et à la liberté sexuelle, La Belle de Gaza magnifie la façon dont on peut s’écrire, s’autodéterminer, devenir ce que l’on désire intimement : « Ce que j’aime dans La Belle de Gaza, et aussi chez Menahem, c’est que ce sont des êtres qui se sont complètement réinventés, pour devenir ce qu’ils sont. Il s’agit de la vraie foi, celle qui vous accompagne et qui ne vous juge pas. Pour ces femmes, dieu est à côté d’elles et elles sont dans un dialogue permanent avec dieu », déclare la documentariste au sujet de ses compagnons de route. Utiles à toutes et à tous et nécessaires à la compréhension de notre monde, les films de Yolande Zauberman sont à montrer au plus grand nombre, plus encore par les temps tristes et belliqueux que nous vivons.