La Fourchette à gauche de Donato Rotunno plonge dans l’histoire du Circolo Curiel à travers les témoignages de ceux qui l’ont créé, animé et fréquenté

Tavola rossa

d'Lëtzebuerger Land du 15.11.2024

Au 107 route d’Esch à Luxembourg, il ne reste rien de la façade rouge et de l’enseigne de la Trattoria del Circolo. Des bâches et des palissades cachent un imposant chantier. Les bulldozers et les pelleteuses ont fait leur office, balayant de leurs dents d’acier ces murs marqués par l’histoire du « Circolo Culturale e Ricreativo Eugenio Curiel », pour donner son nom en entier. Siège luxembourgeois du Parti communiste italien à partir de 1971 (dissous en 1991, refondé en Partito Democratico), cette maison a fait les beaux jours de nombreuses organisations politiques et culturelles qu’elles émanent d’immigrés ou de Luxembourgeois. Sa bibliothèque comptait pas loin de 10 000 ouvrages, soit l’une des plus grandes bibliothèques italiennes privées à l’étranger. Son restaurant servait le meilleur foie de veau du pays et des pâtes fraîches à damner un saint. Trois piliers – communisme, cuisine et culture – qui illustrent l’importance de ce lieu de mémoire. Il fallait en garder la trace avant que tout ne disparaisse.

C’est l’objet du documentaire réalisé par Donato Rotunno, La Fourchette à gauche (le titre anglais What’s Left est tout aussi explicite) qui sortira en salles le 20 novembre. « Face à la fermeture prochaine du lieu, le comité du Curiel a fait appel à moi pour faire vivre cette mémoire. J’ai beaucoup fréquenté cet endroit. Je peux dire que j’y ai forgé mon engagement politique et associatif », se souvient le réalisateur face au Land. Il a travaillé pendant plus de deux ans sur ce projet où militantisme et gastronomie s’entrecroisent.

L’approche documentaire classique aurait été de compiler des archives dans un montage chronologique. Mais les documents disponibles n’étaient pas aussi parlants qu’espéré, comme l’explique Donato Rotunno. « On a bien retrouvé des archives administratives et politiques sur les activités, des comptes rendus d’assemblées, des bilans chiffrés. J’ai aussi effectué des recherches jusqu’à Rome pour comprendre les liens entre le parti communiste en Italie et les sections à l’étranger. L’histoire politique est intéressante, mais c’est très sec comme matière. Ce n’est pas l’idée du film. »

Aux documents en papier, le réalisateur préfère la mémoire vivante. Une vingtaine de témoins – « les personnes que j’avais moi-même fréquentées là-bas et ceux qui ont repris le flambeau depuis une dizaine d’années » – sont invités à partager leurs souvenirs. Pour les y aider, Donato Rotunno met en place un dispositif « trompe-mémoire » : il reconstitue en studio divers éléments du Circolo Curiel : le fauteuil rouge de la bibliothèque, le mobilier en bois, les nappes à carreaux, le comptoir massif, le carrelage brique, des livres, le portrait du secrétaire général du Parti communiste italien Enrico Berlinguer haranguant la foule, des drapeaux et des affiches. Et, en photographie grandeur nature, l’escalier qui monte vers les salles de réunion, une vue de la cuisine et de la cheminée où personne n’a jamais vu une flamme. Il s’agit bien d’un décor de cinéma. « Ce processus de mise en abyme a déclenché la confiance des intervenants pour les pousser un peu plus loin que le simple reportage », expose le réalisateur.

Autre astuce de cinéma : Avant d’entrer dans le vif du sujet, les témoins ont visionné un court film constitué d’images d’archives et de documents sur l’immigration italienne. Le spectateur de La Fourchette à gauche ne voit pas ces images, mais il mesure l’émotion de ceux qui les regardent. « Ce petit film d’introduction était une invitation à plonger dans leurs souvenirs. Comme une entrée en matière sans avoir encore travaillé la matière. Ils se sont tous reconnus à un moment donné et, forcément, ils ont été touchés. »

Démarre alors l’histoire du Circolo Curiel, racontée en italien, en français ou en luxembourgeois, par ceux qui l’ont faite. 70 heures d’entretiens sont montées au cordeau dans un condensé de 75 minutes. On assiste à une sorte de dialogue où chacun finit la phrase de l’autre, sa pensée, son émotion. Emanuele Miserini, le fils de l’un des fondateurs, Renato, fouille dans les cartons et rembobine l’histoire. L’association est fondée par des communistes italiens et plus largement des antifascistes. À l’écran, l’acte fondateur signé par les neuf premiers militants en 1971. Quelques années plus tard, ils signent un contrat en viager avec la propriétaire. Un mode d’acquisition qui se conclut à la mort du propriétaire. Ce viager a duré 21 ans, beaucoup plus longtemps qu’espéré. « Nous avions une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. Si on n’arrivait pas à payer pendant trois mois de suite, le Circolo redevenait la propriété d’Augustine Ewen », rapporte Franco Barilozzi, un des anciens présidents. Il rappelle que les mensualités ont toujours été honorées grâce aux versements réguliers des camarades. « Ils donnaient tous les mois, selon leurs moyens, 100, 500, 2 000... francs, pas euros. »

Pendant cinq ans, de 1978 à 1982, tous s’activent à construire ce rêve collectif : « Tous les membres originels du Curiel (tous ouvriers, électriciens, maçons) y faisaient des travaux le week-end. Ils ont contribué comme cela se faisait à l’époque : de façon solidaire », détaille Emanuele Miserini. Cet « acte de bravoure important » a permis par la suite au Curiel de se maintenir contre vents et marée : « Sans tous ces camarades visionnaires, que je remercie encore aujourd’hui, sans eux, nous n’aurions jamais pu faire face au temps, à l’évolution, aux crises et aux loyers luxembourgeois qui sont effrayants », souligne Umberto Picariello, un des membres du comité.

Autour du Circolo Curiel, d’autres associations voient le jour, toutes teintées (très) à gauche. « Dans les années 1970, nous avions presque mille inscrits. Même le parti communiste luxembourgeois n’en avait pas autant », s’amuse un autre membre, Giovanni Grilli. Le Circulo Machado, majoritairement composé de communistes espagnols, avait son siège au même endroit. (Le parti communiste espagnol était interdit jusqu’en 1980). « Où se réunissait Radio Radau, devenue Radio Ara ? Où se réunissait le CID-femmes ? Où avons-nous fait la fête de Radio Latina ? C’était toujours au Curiel », ressasse la journaliste Paca Rimbau. « Les manifs des années 90, on les a organisées là. L’élan pour la création de Nei Lénk puis Déi Lénk, le mouvement écologique, les alter-mondialistes, c’était aussi ici », reprend Donato Rotunno. « Toutes les personnes qui militaient dans la gauche plus ou moins radicale du Luxembourg d’une manière ou d’une autre devaient connaître le Curiel. J’ai dû y mettre les pieds pour la première fois quand j’avais quinze ou seize ans, surement pour un truc politique… C’était incontournable », se souvient le député Déi Lénk David Wagner.

Parallèlement, le restaurant, ou plutôt la trattoria, se développe. D’abord pour sustenter les membres après les réunions, puis s’ouvrant progressivement au public, de manière discrète. De l’extérieur, l’établissement ne payait pas de mine : pas d’enseigne, pas la moindre indication de restaurant ou de menu, mais une plaque qui disait que l’endroit était réservé aux membres. « Cette façade était un filtre en elle-même. Il fallait être intronisé », sourit Alexis Juncosa. Le directeur du LuxFilmFest a longtemps eu son rond de serviette à ces tables. « Ça ressemblait à un lieu de contrebande. C’est un peu ce que nous avons fait : de la contrebande d’idées », ajoute le militant altermondialiste Luc Koedinger.

La cuisine et la politique faisaient bon ménage. « La cheffe de cuisine, Marilena avait fait partie de l’UDI, l’Union des femmes en Italie, fondée au moment du Comité de libération nationale, à la fin de la Seconde guerre mondiale », relate l’historienne Maria Luisa Caldognetto. Avec sa sœur Renata, elles ont porté haut le restaurant dont les revenus étaient indispensables au financement du Curiel. « En théorie l’entrée était interdite au public, mais on fermait les yeux. De très nombreuses personnalités venaient manger la cuisine de Marilena et Renata. Il y avait des ministres, des députés, un peu de tout... », se remémore Marcello Passeri, l’actuel président. Le départ de la cuisinière a laissé un vide : « Après Marilena, nous avons eu quelques difficultés, les choses allaient parfois un peu mieux et parfois nettement moins bien. Et puis, grâce à Elena, nous avons recommencé à proposer une cuisine italienne de qualité », avoue Roberto Serra, le secrétaire de l’association. Saltimbocca alla romana, ravioli aubergine et sauge, garganelli crème et petits pois à des prix modérés ont fait la réputation de l’endroit.

Après des années de cette semi-clandestinité, le restaurant change de statut et s’affiche fièrement. À tel point que certains ne s’y reconnaissent plus. « J’ai l’impression qu’il existe deux types de Luxembourgeois qui ont connu le Curiel. D’un côté, les militants politiques. De l’autre, une sorte de bourgeoisie urbaine, qui trouve ça radicalement chic d’aller manger chez les communistes », analyse David Wagner. « À un moment, c’était devenu un lieu où tu ne te sentais plus tout à fait chez toi, mais plutôt comme une invitée », renchérit Paca Rimbau.

D’un bastion politique, le Curiel est aussi devenu un espace culturel. La bibliothèque et la vidéothèque apportaient le meilleur de la culture italienne. Conférences, projections de films, débats, expositions : Le programme de l’association s’adressait aussi bien aux membres de la communauté italienne qu’au reste de la population. On y croisait beaucoup d’artistes, on y célébrait une première de théâtre ou un vernissage, les musiciens venaient y manger après un concert à l’Exit. « Même ceux qui ne venaient que pour manger et qui ne montaient jamais à l’étage pour les conférences savaient qu’il y avait plus que cela, et qu’au troisième il y avait des livres », rassure Caldognetto.

La fin de l’histoire approche. Pris en étau par les projets immobiliers qui l’entourent, le Curiel doit décider de vendre ou de rester. Les discussions ont, semble-t-il, été tendues. « Les dernières rénovations avaient quarante ans. Nous n’avions pas les moyens d’arriver à un meilleur état. Ce serait un peu ridicule de se retrouver coincé à droite et à gauche entre des entités modernes », estime Umberto Picariello. Donato Rotunno comprend le dilemme : « C’était un crève-cœur. Entre la raison et l’émotion, ils ont choisi la raison. Je pense qu’ils n’avaient pas le choix parce qu’au vu de l’âge du comité et des financements limités, ils ne pouvaient pas vraiment résister. » Mais il n’était pas question de vendre et de ne plus exister.

Un terrain d’entente a été finalement trouvé avec le promoteur immobilier. Une fois le chantier terminé (on entend « deux ou trois ans », mais personne ne semble y croire), l’association sera logée au rez-de-chaussée. « Nous aurons 300 mètres carrés. La moitié servira aux réunions, à la bibliothèque et aux activités politiques et culturelles. Le reste sera pour le restaurant que nous donnerons en location », s’enthousiasme Giovanni Grilli. Picariello veut y croire « Étant donné que nous sommes propriétaires du Circolo, il nous est permis de continuer notre aventure et notre histoire dans de nouveaux locaux. » Le film montre aussi le contre-exemple du Coopi à Zurich : après 117 ans d’activité, ce cercle fondé par des anarchistes italiens, qui comprenait aussi un restaurant, a fermé sous la pression immobilière, faute d’en posséder les murs.

Avec ce brassage de générations et de nationalités, le Curiel est assez unique: « C’était ça, nos réseaux sociaux », lance le réalisateur. Difficile d’entrevoir comment la transformation va opérer. Toutes les personnalités politiques qui ont participé au film plaident pour que le Circolo renaisse de ses cendres. David Wagner (Déi Lénk) : « Un parti a besoin d’un média, même numérique, mais il lui faut aussi avoir des lieux physiques parce que la politique restera toujours physique, c’est impossible de faire autrement. » Mars Di Bartolomeo (LSAP) : « Il nous faut définitivement de tels lieux de mémoire, lieux de rencontre, centres culturels... », « des endroits dans les quartiers où les habitants peuvent se rencontrer et qui fonctionnent de manière non commerciale », pour Claude Turmes (Déi Gréng) : . Corinne Cahen (DP) : « Il nous faut des endroits de rencontre, où les gens peuvent s’asseoir, boire et manger, et avoir des discussions philosophiques où entamer des projets communs. » L’association Circolo Curiel, qui n’a jamais reçu un euro de subvention publique, saura se souvenir de ces paroles.

Note de bas de page

France Clarinval
© 2025 d’Lëtzebuerger Land