La Commission de surveillance du secteur financier ne peut pas se retrancher derrière le secret et refuser par la même occasion de communiquer son rapport sur UBS et le rôle et les fautes de la banque dans l’escroquerie financière mise en place par Bernard Madoff. Le tribunal de commerce l’a enjoint vendredi 4 mars de relaxer les documents qu’elle refusait jusqu’à présent de communiquer aux liquidateurs des fonds d’investissement Luxalpha et Luxinvest, au cœur de l’escroquerie de Bernard Madoff. Ce jugement pourrait redonner du souffle à l’affaire Madoff au Luxembourg.
Le régulateur du secteur financier avait enjoint le 25 février 2009 la banque UBS Luxembourg qui fut, avec ses satellites, un des relais du dispositif de l’escroc américain en Europe, à mettre de l’ordre dans son « infrastructure » pour assurer sa fonction de banque dépositaire d’organismes de placements collectifs (OPC) en conformité avec la législation en vigueur. L’affaire Madoff avait mis en cause les graves défaillances de l’établissement dans sa mission de banque dépositaire de fonds commercialisés au grand public européen et derrière lequel se cachait Bernard Madoff. Le fonds Luxalpha fut la pièce maîtresse de la fraude. Deux autres fonds portant le label luxembourgeois (Ucits, c’est-à-dire commercialisables au public dans l’ensemble de l’Europe) Luxinvest et Herald Lux ont complété le dispositif. Leur faillite à l’hiver 2008/2009 a fait des milliers de victimes, essentiellement en France et en Espagne.
UBS avait trois mois pour se mettre en conformité. Ce fut chose faite le 25 mai 2009. Deux jours plus tard, la CSSF publiait un communiqué indiquant que la banque avait mis en pla-ce une infrastructure conforme aux « standards professionnels » en vigueur. Le rapport d’enquête n’a pas été publié ni communiqué aux liquidateurs des principaux fonds Madoff qui en avaient pourtant fait la demande. Ils ont eu gain de cause vendredi.
Ce nouvel élément va contribuer à réveiller une affaire engourdie depuis plus d’un an, redonnant ainsi des espoirs aux investisseurs qui n’ont pas été indemnisés et qui risquent de ne pas l’être en raison des incertitudes qui pèsent sur la procédure civile devant un tribunal à New-York et dont l’impact politique et économique est sans doute sous-évalué au grand-duché. Le liquidateur américain (ou trustee) Irving Picard a assigné en décembre UBS et plusieurs de ses entités, mais aussi les fonds nourriciers (feeder funds) Luxalpha, Luxinvest, Herald à rembourser les millions de dollars (766 millions dans la seule procédure Luxalpha) que la société de Bernard Madoff, BLMIS, leur a versés avant la faillite de l’escroc. La loi US sur les faillites permet au liquidateur d’attaquer sous certaines conditions les remboursements opérés durant les périodes suspectes et remonter ainsi six ans en arrière. Pour obtenir un remboursement et indemniser les victimes américaines de l’escroquerie (s’ils sont frauduleux, les transferts en BLMIS et les feeder funds devront être remboursés), Picard s’emploie à démontrer la complicité de fraude, voire la connaissance de la fraude, de certaines entités et personnes visées par son assignation à New-York.
UBS est en première ligne ainsi que plusieurs de ses dirigeants au Luxembourg. Des documents ont été exhumés qui démontrent qu’UBS a trompé sciemment le régulateur luxembourgeois, mais aussi les investisseurs européens en acceptant d’être le promoteur/sponsor de fonds de type Luxalpha à la place de Bernard Madoff, qui n’avait pas de légitimité pour opérer en Europe. UBS a accepté d’être l’écran (figure head) derrière lequel Madoff se dissimulait et qui a donné aux fonds « madoffés » une apparence de luxembourgeoisitude (Luxembourg looking), très appréciée des investisseurs qui jugent les produits Ucits « sûrs », pour être commercialisés partout dans l’Union européenne. Dans le même temps, la banque (qui a touché au moins 80 millions de dollars de commissions) a organisé juridiquement sa décharge de responsabilité contractuelle par une série d’accords d’indemnisation, et le tout à l’insu du régulateur luxembourgeois qui délivra son visa aux différents OPC.
La responsabilité d’UBS et de certains de ses plus hauts dirigeants avait déjà été mise en exergue dans la procédure engagée au Luxembourg devant les tribunaux civils par les liquidateurs des fonds « Madoff », mais Irving Picard est allé plus loin dans la quête aux défaillances de la banque luxembourgeoise et la manière dont son arrière-boutique fonctionnait. Le trustee a surtout fourni noir sur blanc les preuves de la complicité présumée entre UBS et BLMIS et autres.
Les informations imparables du liquidateur américain vont-elles forcer les autorités luxembourgeoises, jusqu’alors très indulgentes envers la banque UBS, à revoir leur position et à la durcir ? « C’est indispensable », juge un ancien banquier belge qui multiplie, avec d’autres opérateurs proches de la faillite des fonds « madoffés », les démarches auprès de la CSSF et du ministère des Finances afin de sortir l’affaire Madoff de la quasi indifférence qu’elle suscite et « le silence assourdissant » du régulateur luxembourgeois face à des fraudes présumées de la banque dépositaire.
Jean Guill, le directeur général de la CSSF, prend en tout cas « très au sérieux » les éléments relatés par le rapport Picard et « en tiendra compte dans le cadre de ses investigations qu’elle poursuit aux termes de sa mission de surveillance ». Il y a encore un an, le patron de la surveillance financière indiquait que sa maison avait pris « toutes les mesures administratives qui s’imposaient envers les entités surveillées concernées ». Ce qui laissait supposer que le volet UBS de la fraude Madoff était clos au grand-duché après l’injonction de février 2009 et la remise en ordre des affaires trois mois plus tard. Le jugement de vendredi 4 mars, qui va désormais jeter dans le public l’enquête de la CSSF contre UBS, a remis l’affaire sur le feu.
Le régulateur de la place financière a d’ailleurs demandé officiellement au trustee aux États-Unis de lui remettre une copie non censurée (certains noms avaient été biffés dans la version grand public) de son assignation pour en éplucher le contenu et agir, le cas échéant, a indiqué en substance Jean Guill au Land.
Il n’a pas souhaité en dire davantage. Faut-il s’attendre à une intervention punitive et musclée du gendarme de la place financière en prévision de l’impact qu’auront tôt ou tard les débats, tant en Europe (devant les juridictions pénales) qu’aux États-Unis, sur la manière dont un régulateur européen s’est laissé aveugler par une banque dépositaire et dont la complicité a contribué au montage de la fraude de type Ponzi ?
En France, l’enquête du juge financier Renaud van Ruymbeke pour escroquerie est pratiquement bouclée après qu’il ait enfin reçu du Luxembourg, où la procédure d’entraide judiciaire fut bloquée pendant plusieurs mois, les résultats de ses commissions rogatoires. À Luxembourg, les investigations ouvertes par le Parquet après les révélations sur le caractère frauduleux des documents des OPC poursuivent leur bonhomme de chemin.
De son côté, un des liquidateurs des fonds Luxalpha et Luxinvest, l’avocat Alain Rukavina, a fait une demande similaire à celle de la CSSF pour obtenir une copie non édulcorée du rapport Picard. Il lui reste maintenant à définir la stratégie aux États-Unis, s’il veut rembourser les milliers de clients étrangers des fonds d’investissement qui ont fait confiance au label luxembourgeois. Alain Rukavina a le choix entre une défense « pure et simple » ou celui de mettre en intervention des tiers. Lesquels ? « Notre stratégie n’est pas encore définie », a expliqué au Land le liquidateur. L’avocat ne veut évidemment pas révéler les cartes de son jeu, mais à la question d’une éventuelle mise en intervention de la CSSF dans la procédure américaine, il indique que cette option est « théoriquement possible », mais improbable, en raison du peu d’éléments de preuve à la disposition de la liquidation sur le degré de connaissance du régulateur de la cuisine interne qui se faisait chez UBS pour dissimuler l’identité de Bernard Madoff. La CSSF apparaîtrait donc davantage comme la victime des cachotteries de la banque. Alors, qu’elle en tire les conséquences !
Reste à savoir si les dirigeants politiques appuieront le raidissement attendu du régulateur. Interrogé lundi par le Land sur la lecture qu’il avait faite du rapport Picard et l’évolution de sa position par rapport à la banque dépositaire, Luc Frieden, le ministre des Finances, s’est entêté dans ses premières convictions, jugeant que l’affaire Madoff est avant tout celle des Américains. « Moi, a dit le ministre, je regarde vers l’avenir » !