Sur la scène du théâtre des Capucins, dans le cadre de la première édition de Talentlab qui s’est achevé le 19 juin, deux jeunes comédiennes ont donné dimanche 12 juin un spectacle des plus réjouissants : C’est (un peu) compliqué d’être à l’origine du monde est né de l’imagination fertile de ces Filles de Simone, Chloé Olivères et Tiphaine Gentilleau, et de leur acolyte Claire Fretel à la mise en scène. De fertilité, il en était question à tous les niveaux dans cette « autofiction universelle » : au niveau maternel, puisque la pièce traite du bouleversement de devenir mère, et au niveau créatif, puisque c’est à partir de la découverte de sa grossesse alors même qu’elle était engagée sur un projet théâtral que Tiphaine s’est mise à écrire. D’une déconvenue, elle a fait une force créatrice... et un succès puisque le spectacle a joué à guichets fermés au Théâtre du Rond-Point à Paris.
Rythmée, énervée, tendre, drôle, convoquant toutes les figures intellectuelles, tantôt modèles et contre-modèles (Beauvoir, Fouque, Knibiehler, Badinter, Antier), la pièce est aussi une mise en abyme du travail de comédien. Chloé et Tiphaine y sont tour à tour futures mères, sages-femmes, leur propre mère, mais aussi les comédiennes qu’elles sont dans la vie, en plein processus d’écriture : « Tu vas vraiment aller par là, Chloé, t’es sûre ? » demande Tiphaine à sa comparse, lancée dans une tirade violente contre l’épisiotomie : « Comment ça, par là ? » « Ben... c’est un peu obscène » « Mais justement ! L’épisiotomie est obscène ! Et on est au théâtre, on va vous montrer, de montrer, monstration, monstrueux... Oui c’est obscène ! » s’énerve-t-elle.
Éclats de rires généralisés dans la salle, comme à de très nombreux moments : ce premier rendez-vous chez la gynécologue où l’on découvre à la fois un postiche triangulaire de poils à l’entrejambe de l’une, qui deviendra la barbe du psy quelques minutes plus tard, et la liste hilarante des interdits et règles de grossesse longue comme le bras ; cette scène surréaliste chez une sage-femme new age qui incite Chloé à une communion avec son corps et son périnée, à l’apprivoisement de la douleur, celle de la visite de la nouvelle grand-mère et la confusion que le nouveau-né instaure...
Assurément, ces deux-là ont un talent fou, au niveau de leur jeu scénique, de leurs idées de mise en scène et d’accessoires, de leur écriture. Voilà ce que Jean-Michel Ribes, qui introduisait ce spectacle-exécutoire, bourré d’autodérision, qui l’a programmé à son théâtre du Rond-Point, a dit d’elles : « À propos d’émergence, ce spectacle prouve deux choses : quand on a vraiment envie de faire quelque chose, il faut le faire envers et contre tout, et aussi qu’il ne suffit pas de faire, mais qu’il faut avoir du talent. »
C’est bien de ça qu’il a été question durant la dizaine de jours qu’a duré Talentlab, plateforme inédite pour les jeunes artistes, rondement menée par Tom Leick-Burns et Myriam Muller : les confronter à des professionnels expérimentés, leur permettre d’échanger à travers rencontres et masterclass, avec Jean-Michel Ribes, sur la thématique de l’adaptation d’une œuvre classique avec Yves Beaunesne, metteur en scène et directeur de la Comédie Poitou-Charentes, ou encore lors d’un workshop sur les techniques du devising avec Alexander Zeldin, écrivain et directeur associé du Repertory Theater de Birmingham, et la compagnie Beyond Caring.
La jeune et déjà prolixe metteure en scène Carole Lorang (Yvonne, Princesse de Bourgogne, Tout le monde veut vivre, Weird Scenes, La Maison de Bernarda Alba, Blaubart, Bérénice, La Folle de Grace…) est ainsi revenue sur son parcours et sur le processus de création devant le public du théâtre du Centaure. De l’école de l’assistanat, elle dit qu’elle est un moment privilégié « pour apprendre, être dans la position de l’observateur ». La créatrice de La Compagnie du Grand Boube est revenue sur l’importance du temps de la recherche, fondamental pendant les études, plus difficile à trouver dans la vie active : « Il est important de très vite savoir ce que l’on est, vers quoi on va... Émerger, c’est aussi ré-émerger, sortir de son confort, ne pas se répéter, se réinventer. » Être libre, aussi. D’explorer, d’expérimenter. Ainsi, à propos de sa première création, Ménage (du Hongrois Péter Nádas) : « Je ne me suis jamais sentie aussi libre que pour ce projet », fait de la mise en commun de rencontres très éclectiques. Décortiquant le processus de création, Carole Lorang a aussi insisté sur le temps de maturation nécessaire à une équipe pour s’imprégner du spectacle, réfléchir, prendre du recul. « On va essayer cette méthode de division de la préparation », réagit le jeune comédien, scénariste et réalisateur Brice Montagne, présent dans la salle.
Une rangée derrière, Thierry Mousset est avide de questions, notamment à propos du théâtre documentaire et de l’équilibre entre fiction et réalité. Le jeune homme fait partie des quatre porteurs de projets sélectionnés par Talentlab pour travailler avec leur équipe sous l’œil d’un parrain durant toute la durée du festival. Ils ont ensuite présenté leurs travaux sous forme de maquette au public et à un jury de professionnels.
Parrainé par le dramaturge allemand Christoph Diem, il a travaillé sur le silence face à l’engagement luxembourgeois dans la coalition anti-taliban en Afghanistan, utilisant Les Perses d’Eschyle mêlé à des témoignages de soldats engagés et à des discours de la Chambre des députés (projet Luxembourg-Afghanistan). Renelde Pierlot (mentor Yves Beaunesnes, directeur de La Comédie Poitou-Charentes), avec Cuisse de nymphe émue, a exploré la question du formatage, jusque dans les corps, explorant une forme théâtrale hybride, poétique et surréaliste. Les trois fondatrices de la Speaking in Tongues Theatre Company, qui a un pied à Luxembourg et un autre à Londres, Larisa Faber, Bethan Clark et Ceridwen Smith (mentor : l’écrivain Douglas Rintoul, directeur artistique du Queen’s Theatre de Hornchurch), ont exploré les folies de la vie urbaine dans Mad City à travers une recherche semi-fictionnelle. Claire Thill, enfin, parrainée par Alexander Zeldin, a dirigé sa recherche vers une performance sonore (Two pigeons perching on a bench) interrogeant nos perceptions. Au terme de Talentlab, tous ont pu échanger directement avec le public lors de la présentation de leurs maquettes.
En matière de retour direct du public, la soirée du 15 juin au Studio du Grand Théâtre a été particulièrement enrichissante pour les deux jeunes danseuses et chorégraphes Simone Mousset et Jill Crovisier (voir d’Land du 10 juin). Après avoir été suivies par leur parrain, le fameux danseur et chorégraphe Koen Augustijnen (Les ballets C de la B), elles ont élaboré leur work in progress pendant un mois au Grand Théâtre. Ce fut un tonnerre d’applaudissements pour les deux jeunes femmes, qui, dans deux styles totalement différents, ont montré toute l’étendue de leurs recherches, souvent fortes et audacieuses.
Pour cette soirée, Koen Augustijnen a importé une technique de feed-back du DasArts d’Amsterdam : immédiatement après la représentation, l’artiste revient sur scène, stylo en main, et prend des notes d’après les remarques des spectateurs. La seule règle étant de tenter de s’affranchir de toute subjectivité et donc de laisser de côté les expressions « j’aime », « j’aime pas », au profit de : « Ce qui a fonctionné pour moi... » « Ce qui m’a manqué... ». Le micro passe de main en main, la parole est prolixe. Puis, le public est invité à donner un mot significatif du spectacle. A propos de la créature de Jill Crovisier dans son Hidden garden, évoluant sur un rectangle de pelouse sur des sons inquiétants, interrogeant notre rapport à notre identité, à nos territoires, ressortent les mots solitude, intimité, obsession, emprisonnement, souffrance, folie, utopie.... A propos de The passion of Andrea, or : How we learned to laugh with our monsters, mêlant texte et danse, Simone Mousset a noté les mots confusion, frustration, colère, confrontation, égos, extravagance, répétition, genre... Passionnant d’entendre livré aussi directement l’effet produit par ces créations.
Une bonne façon, assurément, de commencer à répondre à Tom Leick parlant du principe de Talentlab : « Un laboratoire pour savoir quels outils, quel temps, quels ingrédients sont nécessaires à une création. » Les filles de Simone, elle, semblent avoir trouvé la recette miracle : « On a l’impression d’avoir réalisé notre utopie de création théâtrale. Notre façon de faire des spectacles est nourrie de l’urgence de dire et de la nécessité de faire. On conçoit à trois, on construit vraiment ensemble, par circulation des idées, allers-retours plateau-écriture, temps actif et permanent de la recherche (…) C’est tellement précieux d’avoir trouvé sa juste place à un endroit, et de travailler dans la joie. C’est une rareté, la joie. »