Sylvia Camarda et Serge Tonnar se connaissent bien : ils ont non seulement créé ensemble la pièce De leschten Dag... qui avait tourné à travers le pays en 2012 et 2013, partagent une passion et une vision commune du spectacle vivant depuis des années. Ils collaborent également depuis quelques mois dans le cadre des actions culturelles menées par l’association Mir wëllen iech ons Heemecht weisen. C’est d’ailleurs lors d’un des ateliers organisé par la structure associative, initiée entre autre par le musicien et qui vise à apporter la créativité au sein des différents centres de réfugiés à Luxembourg, que les deux artistes ont vu naître cette nouvelle volonté commune : ne plus créer seulement pour les réfugiés, ne plus simplement les mettre face à ce que le Grand-Duché peut offrir mais les inclure au processus, réfléchir et faire ensemble afin de proposer quelque chose de nouveau et de valorisant.
Le contact presque quotidien des personnes réfugiées, de leur histoire et de leurs expériences dessine ainsi les contours de la pièce Letters from Luxembourg. Le pari est risqué, il arrive en effet en plein milieu de saison théâtrale et il n’y a alors ni théâtre ni budget : « Serge s’est vraiment impliqué, avec l’aide de son collectif Maskénada pour que le projet puisse voir le jour. Au final, la Ville de Luxembourg nous a alloué le Théâtre des Capucins et le soutien de la l’Œuvre Grande-Duchesse Charlotte nous a permis de concrétiser tout cela », déclare, sourire aux lèvres, Sylvia Camarda, visiblement encore ravie de l’efficacité de ces démarches. Une fois les contraintes logistiques derrière eux, tous deux ont alors pu s’atteler à la rédaction du contenu.
Letters from Luxembourg apparaît comme un mélange aussi fantasmatique que bien ancré dans une réalité cruelle d’Odyssée de film post-apocalyptique. La notion du voyage périlleux, qui touche chaque réfugié y est centrale, mais pas omniprésente, ce bateau bondé hyper-médiatique devait évidemment être évoqué comme risque commun, comme souvenir partagé douloureux, entravant et très souvent suppresseur de liberté, mais sa présence laisse place aux liens humains, à la volonté de recycler l’héritage du passé évoqué dans les nombreuses lettres envoyées à celles et ceux restés au pays ou ayant dérivé ailleurs, pour créer un monde nouveau, pour devenir des personnes et des groupes humains nouveaux. Mais les lettres ne sont pas que des réceptacles émotionnels, le papier s’avère être tout autant une épreuve supplémentaire, un adversaire de plus à la liberté pour les arrivants… Quelles procédures sont nécessaires ? Que représente mon passeport ici ? Quel morceau de papier va définir mon identité dans ce pays que je ne connais pas ? Autant d’interrogations auxquelles peut être confronté chaque aspirant à une vie nouvelle à Luxembourg. En cela, réfugiés, résidents et citoyens luxembourgeois trouvent un terrain d’expériences communes bien que difficilement comparables en intensité et qui amène chacun à se poser une question plus vaste : la liberté est-elle physique, administrative, financière ou bien est-elle celle de l’esprit... ?
Afin de réfléchir avec eux sur ces thématiques plus contemporaines que jamais, Serge Tonnar et Sylvia Camarda ont décidé de privilégier la volonté, le plaisir et les aptitudes propres de chaque candidat lors des castings. La chorégraphe luxembourgeoise, habituée à interagir avec des amateurs, se réjouit de cette stratégie : « En mettant un point d’honneur à mettre chacun en valeur, sur scène ou en dehors, à nos côtés, et à maintenir le plaisir comme élément moteur, la glace a très vite fondu entre nous et les résultats ont rapidement été surprenants, notamment lors des improvisations sur des thèmes imposés. Cela m’a beaucoup aidé, en parallèle de la lecture de nombreuses lettres personnelles, à faire émerger les personnages que l’on trouve tout au long de la pièce ».
Ainsi, on retrouve une grande majorité des candidats sur scène, aux côtés d’acteurs, danseurs et musiciens professionnels et très actifs sur la scène luxembourgeoise comme Bebe Serra, Gianfranco Celestino ou encore l’excellente Aude-Laurence Clermont... Beaucoup mais pas tous, car certains talents se sont vus confier certaines responsabilités hors scène, à l’instar d’Ahmed qui assiste Anouk Schiltz aux costumes ou encore Yazan, très impliqué aux côtés Serge à la production générale.
Ce mélange culturel et pluridisciplinaire trouve par ailleurs son reflet dans la mise en scène de la pièce, avec la présence de nombreuses disciplines du spectacle vivant, comme le chant, la danse, le cirque et même le kitsch assumé des grandes comédies musicales. Le mouvement physique, dans son esthétisme tout comme dans sa symbolique semble en outre avoir été un des axes de scénographie essentiels, tout autant que la thématique de l’humanité et de sa représentation. Après deux mois de répétitions, chacun paraît trouver sa place à son rythme dans une humeur aussi joyeuse que studieuse, on entend l’effervescence des coulisses, on imagine facilement des semaines de préparation pleines de vie, de langage corporel et de joyeuses incompréhensions, sans toutefois jamais oublier pourquoi Nour, Tarek ou Jamem sont ici, à ce moment là. Sylvia confie : « Il reste encore beaucoup de travail pour que l’on arrive à transmettre le message plus que la condition de réfugié ou d’amateur, mais tous sont d’une volonté et apportent un regard nouveau qui me laisse admirative ». Tout porte à croire que ces synergies nouvelles et cette mise en valeur de tous peuvent amener à un résultat surprenant, touchant, et peut-être bien criant de liberté...