Je me souviens d’une époque, c’était à la deuxième moitié du siècle dernier, où on prenait la voiture, une berline normale, à sept passagers, parents, grands-parents et enfants, les uns sur les genoux des autres, avec comme seul dispositif de sécurité un chapelet (sait-on jamais...) et un seau d’eau (pour refroidir le moteur qui surchauffait constamment, mais qu’on ne pouvait faire remplacer, faute de sous). Peut-être que le patriarche de la famille avait même encore une cigarette au bec, parfois les enfants étaient relégués dans le coffre où ils jouaient avec le chien, mais on n’avait certainement pas peur des nombreux dangers qui nous guettaient : cette nouvelle mobilité était trop synonyme de liberté.
Pourtant, les Américains étaient embourbés dans la guerre du Vietnam, la guerre froide faisait rage et en Allemagne, les RAF semaient la terreur. Hanns-Martin Schleyer fut pris en otage et assassiné, les détournements d’avion par des activistes pour la cause palestinienne faisaient partie du quotidien – et on s’en foutait. Découvrir le monde en voiture, sans contraintes et sans limites, était le symbole d’une société libre, où les femmes brûlaient leur soutien-gorge et où on découvrait les joies de la marijuana en écoutant Pink Floyd ou le musical Hair.
Aujourd’hui, on ne peut plus être plus de quatre dans une voiture, tous attachés par des ceintures de plus en plus performantes, les sièges enfants sophistiqués bouffant toute la place du siège arrière, Impossible de fumer en présence d’enfants, jeter son mégot par la fenêtre serait en outre politiquement incorrect, les valeurs des émissions de gaz nocifs de la voiture ont été manipulées par le constructeur, et de toute façon, prendre le volant équivaut à s’engouffrer dans un interminable bouchon et participer à la production de smog. Mais le malheur ne s’arrête pas à l’arrivée : à cause de quelques dangereux écervelés – au choix d’obédience islamiste, d’extrême-droite ou simplement dérangés –, les villes se transforment en forteresses qui vous signifient dès l’entrée sur leur territoire qu’on n’y est pas le bienvenu avec sa caisse. Car, même si elles ne sont pas toutes d’hypothétiques voitures-béliers, ces voiturs doivent toutes se garer quelque part. Ainsi, la place de l’Étoile est en ce moment bordée de barrières métalliques pour empêcher les fêtards de la Schueberfouer de s’y garer.
Plus loin, une soixantaine de plots en béton sont installés pour barrer le passage à la foire à tout véhicule suspect. La Ville de Luxembourg a massivement investi dans des blocs en béton impressionnants par leur taille et leur aspect de Légo géant, dont une fière construction trône à l’entrée du Knuedler. Une prévention doublement importante en période électorale, le sentiment subjectif de sécurité des citoyens étant traditionnellement un des principaux enjeux électoraux. Après chaque attentat, que ce soit à Nice ou à Barcelone, des critiques reprochent notamment aux responsables politiques de ne pas avoir prévu l’hypothèse d’un attentat, de ne pas avoir mis (assez) de plots de béton partout. Mais un bloc pesant une ou deux tonnes, selon le modèle, arrêtera-t-il vraiment un camion de 19 tonnes, comme celui de Nice, lancé à toute vitesse ?
Peut-être que ces plots, ces bornes et ces barrières qui régulent et réduisent désormais l’espace public ne sont que les signes extérieurs d’une société qui se referme ? Après la période de toutes les libertés à la fin du XXe siècle, qui a succédé à la chute du mur de Berlin, ce début du XXIe siècle est celui du repli, idéologique, politique, économique. Les catalogues des possibles destinations de vacances mincissent, la société de surveillance s’est banalisée, les politiques d’extrême-droite n’ont plus peur de prôner le protectionnisme économique. Et pour que le citoyen lambda qui, insouciant, se promène dans ce qu’il croyait être l’espace public comprenne bien que la société des classes existe, il doit franchir de plus en plus d’obstacles, montrer ses papiers (même en voyageant à l’intérieur de l’espace Schengen), avoir le bon pédigrée, la bonne couleur de peau et un nom adéquat.
Si, après chaque attentat meurtrier, les responsables politiques scandent que jamais, au grand jamais, les terroristes n’auront raison de notre mode de vie, il se trouve qu’en réalité oui, peu à peu, ces cons la bouffent, notre liberté. Dans cette guerre asymétrique qui a lieu dans nos villes, les combattants irréguliers gagnent du terrain et on leur en veut à mort pour ça aussi. Tiens, ne vaudrait-il pas mieux fermer toutes les quincailleries artisanales de la rue Scheffer, qui vendent des couteaux, nouvelle arme du pauvre prisée par ces fous furieux ?