L’effacement des hommes d’État, qui, avec dignitas, pietas et gravitas, avaient mené le Luxembourg pendant trente ans, déclencha un sentiment de frayeur parmi le peuple. Le gouvernement était composé de vieillards et le jeu politique semblait sclérosé, épuisé. L’année n’est ni 2013, ni 1974, mais 1959. La génération des fondateurs commençait à faiblir : Pierre Dupong venait de mourir et Joseph Bech, Nicolas Margue ou encore Emile Reuter préparaient leur départ. En pleine discussion de coalition, le Premier ministre Pierre Frieden décède, son interrègne aura duré onze mois (il restera dans les annales comme le seul Premier luxembourgeois non-juriste). En février 1959, le quadragénaire Pierre Werner est nommé Premier ministre. Un choix bizarre, car cet ancien haut fonctionnaire était un outsider de l’appareil du parti. Parachuté ministre cinq ans plus tôt, il ne pouvait s’appuyer ni sur un réseau au sein du CSV, ni sur une clientèle électorale. (Un peu comme Luc Frieden quarante ans plus tard.) Mais Werner bénéficia de deux puissants appuis : le patriarche Joseph Bech (« vom Charakter her eher skeptisch gesinnt, war Bech nie ein militantes Parteimitglied », dixit Gilbert Trausch) et l’avocat Tony Biever, éminence grise du parti. (Les juristes Werner, Thorn et Santer passèrent tous leur stage dans son cabinet d’avocats.)
Dans la grande famille qu’est le CSV, l’héritier est désigné par le pater familias. S’est ainsi établie une « sainte généalogie » des patriarches : Joseph Bech (seize ans comme ministre d’État) choisit Pierre Werner (vingt ans) qui adopta Jacques Santer (onze ans) qui désigna Jean-Claude Juncker (18 ans). Ces sélections se firent dans une certaine opacité par cooptation en cercle restreint et à l’abri des instances élues du parti. Ainsi, en 1984, la fraction CSV était-elle furieuse d’apprendre que Werner avait choisi Santer comme son successeur, sans s’être donné la peine d’en informer les députés. Deux ans plus tôt, Juncker avait été mis sur orbite par Jacques Santer, Jean Spautz et Pierre Werner à l’issue d’une réunion improvisée dans une suite d’hôtel à Paris. Aux congrès, les délégués dévots finirent à chaque fois par entériner à l’unanimité le choix « naturel » que leur soumettaient les chefs. Cette chaîne de la transmission du pouvoir s’interrompt avec Jean-Claude Juncker, qui sabota ces prétendants qu’au fond il méprisait. Le long numéro de slapstick acerbe dans lequel Juncker s’est lancé vendredi dernier au sommet de l’UE à Riga semblait tout droit sorti d’un congrès du CSV. Or, le cercle est brisé, et au sein du parti, on commence même à évoquer l’idée sacrilège de primaires. Peut-être que les conditions historiques à l’émergence de leaders charismatiques ne sont plus réunies. Invité à la Radio 100,7 samedi dernier, l’ancien du CSV Marc Fischbach estimait ainsi que les exemples de longévité d’un Santer ou d’un Juncker ne pourront probablement « plus être imités » à l’avenir.
Lorsqu’en 2013, en pleine crise politique, Etienne Schneider lança l’idée de limiter la durée des mandats des ministres, certains eurent une pensée émue pour les biographies politiques brisées sous le poids de Juncker. Or la plupart furent simplement stupéfaits. Le LSAP jouait son va-tout : « Neiufank », « d’Fënsteren opmaachen an eng Kéier lëften». Dans l’ambiance exaltée qui avait suivi le déboulonnage de Juncker, Schneider réussit à confondre les bonzes du parti et à leur imposer une idée qui, en fait, ne leur convenait pas du tout. (Surtout pas à Jean Asselborn et Nicolas Schmit qui, en 2018, auront quinze ans sur le compteur ministériel). La presse trouvait l’idée « unorthodox» (Wort) ou « eigentlich begrüßenswert » (Journal) et la nouvelle tête de liste Schneider pouvait ainsi soigner son air de « Querdenker » et de « Krisenmanager » (Revue). Personnellement, la limitation des mandats ne lui posa pas de soucis. Car Schneider aime à se profiler comme ministre de type managérial dont l’employabilité et la disponibilité à partir dans le privé seraient des expressions dérivées de son dynamisme politique.
Le référendum soumet à l’appréciation de l’électeur deux extensions du droit de vote actif et une limitation du droit de vote passif. Si la question des mandats ministériels passionne peu, elle reste non seulement celle qui a le plus de chances de passer, mais, en plus, c’est la question qui, à long terme, pourrait finir par avoir le plus d’impact sur les réalités politiques luxembourgeoises. D’un point de vue constitutionnel, l’idée de limiter les mandats à dix ans successifs – suivis d’une pause (parlementaire) de cinq ans, avant qu’un retour au gouvernement ne redevienne possible – semble incongrue. Les limitations de mandat sont fréquentes dans les systèmes présidentiels, surtout de pays qui viennent de s’extirper d’une dictature et qui tentent de prévenir de nouvelles dérives autoritaires. Pour une démocratie parlementaire par contre, une telle limitation serait une première.
Du coup, les arguments en faveur d’un « non » à la troisième question du référendum abondent. Les hauts fonctionnaires ne finiront-ils pas par devenir (encore) plus puissants ? Le Luxembourg dispose-t-il de la masse critique en personnel politique ? Les changements plus fréquents de ministres ne mettront-ils pas en danger la sécurité juridique (et donc le business) ? Le Luxembourg produira-t-il encore ces « grands Européens », invités réguliers des talk-shows allemands ? Sans oublier les interrogations déontologiques (pantouflage) et électoralistes (panachage)… Par contraste, les arguments en faveur du « oui » semblent assez naïfs et teintés de jeunisme : contre la « routine » et pour le « rajeunissement » ; contre la « monopolisation du pouvoir » et pour le « changement ». (Comme si le conservatisme ne pouvait être une position politique légitime.) Bref, le pays aurait besoin de jeunes cadres dynamiques capables de donner leur « meilleur lait ». Autre ligne d’argumentation technocratique : puisqu’il ne doit plus craindre pour sa réélection, le ministre aurait enfin les mains libres pour prendre des « décisions impopulaires ».
Mais ces escarmouches de principe bloquent la vue sur la Realpolitik et l’arithmétique du pouvoir. En cas de « oui », les futurs partenaires de coalition du CSV auraient redéfini durablement et sans chahuts les règles du jeu politique. Pour eux, il s’agit de saisir une chance unique. Celle d’obstruer légalement la mécanique à (re)produire des hommes d’État CSV. Pour le LSAP, le DP et les Verts, cette opération comporte peu de risques, puisqu’il est rare qu’ils restent au pouvoir plus de dix ans d’affilée. La troisième question du référendum pourrait ainsi sobrement acter la fin de la figure tutélaire du Premier ministre, qui devient « charismatique » justement parce que son long maintien au pouvoir finit par le faire apparaître comme une fatalité naturelle.
Les modalités de reproduction des élites politiques sont entrées en crise. Par exemple le poste de secrétaire de fraction qui avait longtemps constitué la matrice officieuse pour futurs cadres politiques. Au LSAP, le secrétariat de fraction engendra les carrières de Robert Goebbels, Mars Di Bartolomeo, Nicolas Schmit et Etienne Schneider. Au CSV, Jacques Santer,Jean-Claude Juncker, Marc Fischbach et François Biltgen, s’étaient construits à partir de ce poste-clé. Or, dès les années 1990, l’ascension ministérielle n’était plus garantie : Livius Gorecka, Marc Gengler, Marc Glesener et Frank Engel soit ne se sont jamais lancés dans une carrière politique, soit se virent dégradés en éternels coming men. Entre ces jeunes ambitieux, des liens de connivence se nouaient. À partir de 1997, les secrétaires de fraction du CSV, LSAP, DP, des Verts et de l’ADR se donnaient rendez-vous avant les vacances de Noël et d’été pour un dîner arrosé, s’engageant à garder le silence sur leurs bavardages. (« Den Schwur von 1997 brach bislang keiner », notait pompeusement la Revue en 2004.) Lorsque leur parti est au pouvoir, les secrétariats se transforment en centrales de coordination entre ministres, députés et pontes du parti, identifiant les intérêts en jeu, cherchant à les rééquilibrer et désamorçant les crises. Or, grâce au financement étatique des partis, les secrétariats de fraction se sont mutés en entités parlementaires qui fonctionnent de manière de plus en plus détachée des chicanes au sein du parti. Les noms des secrétaires de fraction actuels – Claude Tremont (LSAP), Dan Michels (les Verts), Nadia Rangan (CSV) et Françoise Schlink (DP) – sont inconnus du grand public, et le resteront probablement.
L’engagement syndical a longtemps constitué la voie royale vers un mandat politique. Or les liens organiques qui unissaient l’OGBL au LSAP et le LCGB au CSV se sont rompus. Sur la trentaine de secrétaires centraux que compte l’OGBL, on peine à trouver plus d’une demi-douzaine de membres du LSAP. Il y a vingt ans encore, presque tous y étaient encartés. (André Roeltgen est ainsi le premier président du LAV/OGBL à ne pas avoir la carte du parti.) À l’issue des élections de 2009, quasi toute la nomenclature du LCGB se retrouvait sur les bancs des députés du CSV : le président (Robert Weber), le secrétaire général (Marc Spautz) et le trésorier (Aly Kaes). Après la guerre civile au sein du LCGB, Weber finit dernier sur la liste CSV, tandis que Spautz et Kaes ont préféré rompre tout lien financier et professionnel avec leur syndicat.
Alors, pour devenir député, voire ministre, il ne reste qu’un chemin à prendre : la longue déviation par la politique locale. Une stratégie gagnante, à en juger par le nombre d’anciens maires désormais au gouvernement : Xavier Bettel (Ville de Luxembourg), Claude Meisch (Differdange), Maggy Nagel (Mondorf), Fernand Etgen (Feulen), Lydia Mutsch (Esch), Dan Kersch (Mondercange), Romain Schneider (Wiltz), Jean Asselborn (Steinfort) et Camille Gira (Beckerich). Sans visibilité et assise locales, de préférence dans une grande commune, une carrière politique est devenue presque inconcevable. Si la question du cumul des mandats ne sera pas posée lors du référendum, c’est pour la simple raison qu’elle contrarierait trop les habitudes politiques. Le panachage – comme forme de démocratie directe – et la proximité locale – incarnée par la figure du député-maire – sont les pillers du système électoral luxembourgeois. Or lorsque, après avoir traversé d’innombrables combats, les guerriers communaux finissent par enfin accéder au pouvoir, ils sont fatigués.
À l’inverse de Jean-Claude Juncker qui fit son ascension politique entouré d’une génération de disciples jaloux mais soumis, les jeunes militants semblent désormais autant incapables de former des groupes d’intérêt que de s’imposer par un programme commun ou par un esprit d’impertinence. Partout, le pragmatisme règne et, patiemment, les jeunes carriéristes attendent leur protecteur. Serge Wilmes ne s’est plus représenté au poste de président du CSJ, une structure dans laquelle il était de plus en plus isolé. Le président des Jeunesses socialistes, Sammy Wagner, a jeté l’éponge, « frustré » de l’absence de débats de fonds et de recherche d’alternatives au sein du parti.
À la fin des années 1980, le géographe David Lowenthal avait développé le concept de « managed intimacy » pour expliquer le consensualisme régnant dans les micro-États : « Small-state inhabitants learn to get along, like it or not, with folk they will know in myriad contexts over their whole lives. (…) They become expert at muting hostility, deferring their own views, containing disagreement and avoiding dispute in the interests of stability and compromise. » Le débat politique au Luxembourg se passe comme si l’entité nationale était trop petite et fragile pour supporter la tension des idéologies et des dissensions. Un anti-intellectualisme diffus traverse ainsi les partis. Au point que les repères séculaires – comme le libéralisme de gauche au sein du DP ou le syndicalisme au sein du LSAP – paraissent aujourd’hui abandonnés. Les débats programmatiques s’en retrouvent réduits à leur expression la plus instrumentaliste, tandis que le recrutement de mandataires ministériels dépend largement de l’arbitraire personnel : les duos Schneider-Closener ou Bettel-Cahen en témoignent. Et si Xavier Bettel est le pur produit des grandes dames libérales Polfer, Brasseur et Flesch, qui à travers lui ont reproduit leur propre cursus politique, difficile de déceler une quelconque filiation intellectuelle.
Les partisans d’une limitation des mandats ministériels, n’ont de cesse de souligner la différence entre se faire élire à la Chambre et se faire nommer au gouvernement. « On n’est pas élu ministre », répétait ainsi Eugène Berger au dernier Kloertext sur RTL-Télé. Et, en effet, les exemples de ministres nommés en court-circuitant le Parlement ne manquent pas : de Jean-Claude Juncker à Pierre Gramegna, en passant par Nicolas Schmit, Etienne Schneider et Martine Hansen. Or cette ligne d’argumentation pourrait également préparer le terrain à une autre potentialité résultant de la limitation des mandats : les gouvernements de technocrates. Que parmi les treize élus libéraux il ne se soit trouvé personne pour reprendre le ressort des Finances, pourtant le ministère le plus stratégique, est un indicateur du degré d’étiolement des élites politiques.
Reste une autre voie de faire carrière : la célébrité. Soit par le sport soit par le formidable star-système de RTL. Les animateurs de variété Félix Eischen (CSV), Cécile Hemmen (LSAP) et Françoise Hetto (CSV) avaient réussi le saut dans la politique. Aux dernières élections législatives, les rédacteurs politiques et sports on tenté leur chance. Marc Hansen (DP) et Francine Closener (LSAP) furent élus, tandis que Joëlle Hengen (DP) et Frank Kuffer (CSV) échouèrent et durent se recycler en catimini au sein des partis. Car après un coming out sur la liste d’un parti, le retour à la maison RTL est bloqué. Marco Goetz, autre ancien de RTL et candidat CSV malheureux, intégra ainsi la rédaction du Wort. Dans la politique luxembourgeoise, le patronyme est un patrimoine. Pour certains, ce capital remonte à plusieurs générations : Alex Bodry (LSAP) est ainsi le neveu de la députée Marthe Bigelbach-Fohrmann, fille du député-maire de Dudelange Jean Fohrmann. Franz Fayot (LSAP) est le fils du député Ben Fayot, marié à la fille de René Van den Bulcke, président de la Chambre des députés. Des Angel aux Urbany, en passant par les Spautz, Glesener, Mosar, Polfer, Krieps et Wolter, la politique luxembourgeoise se lit aussi comme une histoire généalogique difficilement déchiffrable pour ceux qui sont arrivés sur le tard.