Tout est allé très vite. Au lendemain de l’annonce le 15 juin 2010 du triste record mondial détenu par le Luxembourg pour la plus grande consommation de ressources et le plus important rejet de déchets par tête d’habitant (l’empreinte écologique du Luxembourg, Conseil supérieur pour un développement durable), le pays, sous le choc, a décidé de prendre les choses en main et de réduire l’un et l’autre afin d’assurer un avenir aux générations futures, maintenir le bien-être de ses citoyens, et se racheter une réputation.
Effrayés par cette ultime illustration de ce que tout le monde savait déjà (le pays brigue les premières places mondiales pour le nombre de voitures, de kilomètres de routes, de surfaces commerciales, le volume de biens consommés, de déchets rejetés, de CO2 émis – par habitant), les dirigeants, après un stage dans les pays scandinaves, pionniers du développement durable, entreprises, syndicats, société civile en unisson ont pris de la hauteur et mis en œuvre des mesures radicales pour voir plus loin que le capot de leurs voitures, pour réapprendre la sobriété – cette marque de la mentalité luxembourgeoise d’antan – et réduire la consommation à un seuil compatible avec ce que la nature peut fournir et absorber.
La mesure-phare du gouvernement consistait à introduire un quota de CO2 par résident et de renforcer celui qui existe pour chaque industrie émettrice. Partant des peu glorieuses 25 tonnes de CO2 émis par tête en 2009, un quota de cinq tonnes par an a été fixé en début 2011. Ce taux, drastique pour un si grand émetteur, correspondait au maximum requis si le pays voulait prendre au sérieux son engagement à contribuer à la limitation de l’augmentation de la température globale à 2° C. (Klimaverträgliches individuelles CO2-Budget).
Ce quota et les mesures accompagnatrices ont vu naître un engouement civique et une émulation sans pareil : une puce de comptabilisation des CO2 émis/consommés a été ajoutée à la carte Visa, une bourse nationale d’échange de quotas a vu le jour (ceux qui émettent moins, vendent leurs surplus de quotas à ceux qui dépassent le leur). La chasse aux CO2 est devenue un sport national : une plantation d’arbres, une réduction des déplacements en voiture, une renonciation aux voyages en avion, une sous-location des mètres carrés vides des maisons sur-dimensionnées, un régime alimentaire moins riche en viande, … étant comptabilisés comme autant de points de réduction d’émissions. La déclaration d’impôt a depuis été remplacée par la déclaration de carbone et le contrôle fiscal par le contrôle fossile. Les citoyens s’enorgueillissent à acheter local, saisonnier, bio, fairtrade, et collectionnent leurs points carbone pour recevoir gratuitement, non pas des gadgets jetables en plastique, mais des produits solides faits pour durer et être réparés.
Passer de 25 à cinq tonnes de CO2 par habitant n’était pas une mince affaire. Ça n’aurait pas été possible sans abandonner le tourisme à la pompe, sans freiner l’augmentation de la population luxembourgeoise, et sans assainir les industries de béton, d’acier et de chimie implantées sur le sol luxembourgeois.
C’en était fini des subventions aux hydrocarbures, de la société de la voiture, des bus au diesel, du Pacte logement gonflant les communes en résidents et résidences. Au contraire, les communes se sont livrées à une course pour devenir la première commune carbon-free du Luxembourg. Les bâtiments générant de l’énergie y sont plus nombreux que ceux qui en dévorent.
Comme on en avait tant, les dirigeants ont aussi décidé de faire d’un vice une vertu, en généralisant la production d’énergie locale à partir des déchets des résidents (biométhanisation des déchets organiques d’origine animale, humaine ou végétale, et récupération de l’énergie des eaux usées) tout en réduisant significativement la consommation en énergie.
Afin de désamorcer le spectre terrible d’un grand-duché à moitié bâti, goudronné, vidé de biodiversité et dépossédé de son potentiel agricole, le gouvernement a aussi eu la clairvoyance de favoriser une agriculture intégrée, plus diversifiée et moins exigeante en intrants synthétiques et de relier les réserves naturelles pour améliorer le mouvement des animaux. Dorénavant, on construit des maisons moins grandes et les nouveaux bâtiments sont d’abord systématiquement implantés sur les surfaces déjà bâties et spoliées plutôt que de sacrifier la terre agricole productrice d’aliments ou les forêts-poumons au béton. Enfin le nombre de voitures a été limité à une par ménage, en échange d’un accès gratuit pour chaque citoyen à un service de transport public compétitif, rapide, fiable, abordable et peu polluant, qui cherche son équivalent en Europe.
En 2020, la mutation est profonde et dépasse les attentes les plus optimistes. Quand on pense qu’il y a seulement dix ans, des promoteurs privés épaulés par des décideurs politiques irresponsables ont encore voulu construire, bec et ongles, des énormes nouveaux shopping centers ou de nouvelles routes et autoroutes !
Quand on est dépendant, une fin de la dépendance semble inimaginable. Il en allait de même au Luxembourg. La dépendance de la « consommation pour consommer », des recettes dérivées de la vente de carburants, de la place financière semblait insurmontable. Pourtant, la transition s’est faite dans le calme et la sérénité et en 2020, les Luxembourgeois ne sont pas peu fiers de ce qu’ils ont réalisé.
Mieux encore, la métamorphose du pays s’est avérée doublement bénéfique. Les limitations d’émissions et de consommation ont permis des économies considérables, mais aussi des recettes nouvelles.
Côté économies, on cite : économie de construction/entretien de routes et autoroutes, économie de dépenses de santé, car un air, une eau, des sols propres et une alimentation saine rendent moins malades ou obèses, économies d’énergie suite aux mesures d’efficience énergétique, réduction de la facture d’électricité importée, car produite localement à partir de déchets, réduction des frais de sauvegarde et restauration des écosystèmes de plus en plus endommagés par la fragmentation et les pollutions diverses et cumulées, …
Côté recettes, on dénombre : taxe carbone et taxes sur les transferts financiers, taxe commerciale sur les nouvelles entreprises vertes, investissements étrangers directs, placements, brevets, exportations de technologies vertes Made in Luxemburg, augmentation des recettes éco-touristiques et des exportations de produits du terroir luxembourgeois de haute qualité, ... L’augmentation volontariste du prix de l’énergie fossile a permis de réduire sensiblement sa consommation et les émissions en découlant. Elle a surtout aussi permis de contribuer au financement de la conversion de l‘économie hautement émettrice du passé à l’économie sobre, décarbonée et responsable que nous connaissons aujourd’hui. En outre cette augmentation des prix de l’énergie et des hydrocarbures a permis de contribuer au renflouement des caisses de pensions et de santé.
Le Luxembourg est devenu un îlot vert ayant su concilier prospérité et préservation. Les investisseurs, chercheurs et touristes affluent pour voir de quoi est faite l’exception luxembourgeoise. En effet en 2020, on peut se baigner dans des lacs propres, pêcher à la ligne des poissons comestibles, se déplacer en vélo sur un réseau exemplaire de pistes cyclables, manger bio local et boire les nouveaux grands crus mosellans adaptés au changement climatique, profiter d’institutions de wellness et soins bio, observer des espèces de plantes et d’animaux rares qui ont su se maintenir grâce au réseau de réserves naturelles reliées par corridors et passerelles … Les embouteillages interminables appartiennent au passé, le pays a retrouvé sa mobilité et sa convivialité.
La longueur d’avance écologique se traduit aussi par plusieurs sauts technologiques : au lieu de goudronner davantage le pays pour doubler les routes par des pistes cyclables, le Luxembourg se distingue par sa transformation directe de routes existantes en pistes cyclables, ou par son passage de premier recycleur (de produits souvent conçus pour devenir rapidement obsolètes) à premier réparateur de produits solides, ou par la conversion de ses déchets en énergie et en fertilisants pour ses champs, ou encore par la renonciation à l’équipement individuel trop gourmand en énergie et ressources au bénéfice du partage d’installations et d’équipements (chaudières individuelles vs réseau de chauffage central communal avec co-génération, machines en location plutôt qu’en propriété individuelle, etc.…)
Sans parler des avantages qui n’ont pas de prix : la fin du Luxembourg fossile a été rétribuée par l’obtention de deux prix Nobel (en économie solidaire et stockage d’énergie hyper-performant à bas-prix), par la chute du nombre de cancers et de personnes malades, par la sérénité avec laquelle la population peut à nouveau envisager l’avenir.
Avant toute chose, le pays a su construire une prospérité véritablement durable (et non plus infiniment croissante comme on a voulu nous faire croire avant 2011) et réduire sa vulnérabilité (énergétique, alimentaire, financière, …). Le bien-être dérive maintenant aussi du bon sentiment de ne plus vivre au-delà de ses moyens, aux dépens des autres et en dévorant trois planètes, d’être à nouveau maître de sa destinée et de pouvoir regarder ses enfants et petits-enfants dans les yeux.