Elle est terrassée par la douleur, « ballottée par la tempête ». Les yeux cernés d’un noir profond, le rimmel qui coule, les loques qui lui font fonction de vêtements. Réduite à l’esclavagisme dans sa propre maison, contrainte de servir sa propre mère, haïe, Clytemnestre, et le nouvel amant de celle-ci, Égyste, l’homme qui a tué son père Agammemnon et qu’elle abhorre, Électre vient d’apprendre que son adoré frère Oreste, dans lequel elle plaçait tous ses espoirs de vengeance et de liberté, est mort. Un inconnu vient de lui conter sa fin tragique, lors d’une course de chars ; un deuxième lui en apporte la preuve : des cendres dans une urne. C’est là qu’elle touche le fond : la douleur est devenue insupportable, elle pousse un cri inhumain lorsque ce « torrent de souffrance » s’abat sur elle.
Et l’actrice Myriam Muller, qui incarne Électre, de prendre une nouvelle dimension, une force incroyable dans cette douleur : elle se plie, se jette par terre, invoque les dieux à pleine voix, explose de rage, devient toute petite, recroquevillée devant cette urne, les derniers restes de son frère, dont elle doit maintenant faire le deuil. Ces cendres, elle les chérit, les aime tendrement, elle leur raconte ses souvenirs d’une enfance heureuse, mais aussi celui de cette trahison suprême de leur mère et la difficile décision d’envoyer Oreste en exil pour le sauver. Elle encercle l’urne de pétales de fleurs et de sable, gémit, pleure, crie – la scène est absolument bouleversante. À tel point que l’anonyme qui a apporté l’urne s’apitoie de voir « l’illustre Électre » réduite ainsi par le malheur : il dévoile son secret : c’est lui, Oreste ! Le récit de sa mort n’était qu’un artifice pour s’introduire dans la maison et pouvoir prendre sa revanche. En quelques minutes, après un moment d’incrédulité qui l’assomme, le sang d’Électre ne fait qu’un tour, son malheur infini devient bonheur incommensurable.
Si les tragédies grecques peuvent, avec le recul de 25 siècles, paraître étranges dans leurs excès, ce qui frappe dans l’adaptation que Marja-Leena Juncker fait de cette Électre de Sophocle, en ce moment au Centaure, c’est à quel point le texte est limpide, presque naturel, immédiatement compréhensible. Cette scène du dénouement en est la plus belle illustration : la langue d’Électre est claire et moderne, on l’écoute comme si elle racontait une histoire contemporaine. C’est probablement le plus grand mérite de la traduction d’Antoine Vitez, de la mise en scène de Marja-Leena Juncker et de l’interprétation de toutes les actrices.
Consciente de l’âge de la pièce et de ses thèmes éternels, consciente aussi que les classiques, souvent, se jouent de préférence de manière historicisante avec force décors et effets dans des amphithéâtres chargés d’histoire, Marje-Leena Juncker a transformé les défauts de sa scène et de ses conditions en qualités. Parce qu’il est complètement vain de vouloir offrir une lecture « naturaliste » ou « réaliste » d’Électre, elle en souligne les artifices, jouant sur la mise à distance du spectateur. Ainsi, tous les rôles, y compris masculins – Oreste, Égysthe, le précepteur – sont interprétés par des femmes, comme une belle revanche pour tous ces siècles durant lesquels c’était le contraire, où des hommes incarnaient les personnages féminins.
Une fois sorties de scène, les actrices viennent s’asseoir parmi le public et regardent le reste du spectacle comme si elles étaient de simples quidams. Le chœur nous vient d’un haut-parleur qu’Électre étreint comme une tendre amie ; le récit de l’accident d’Oreste est médiatisé par un récit radio et un journal. Et le décor épuré de Jean Flammang, une pointe de mur agressive qui sépare la minuscule scène en deux espaces, souligne encore le peu d’espace de vie qui reste à Électre, enfermée chez elle. Les costumes de Caroline Koener sont intemporels, tous dans les tons de gris et noirs, et par leur matériau et leurs coupes indiquent le rang social de chacun des personnages.
Mais le véritable succès de cette Électre est sa modestie, son manque de prétention, sa volonté de dire le texte au lieu d’être dans la grandiloquence. Avec peu d’effets et des gestes simples, l’Oreste viril et sûr de lui de Sophie Langevin tue sa mère et Égyste – un coup de couteau symbolisé, une lumière qui vire au rouge et c’est fait. La Clytemnestre hautaine et paranoïaque de Nicole Dogué ne cache guère ses véritables motivations, qui sont purement matérielles. La Chrysothémis de Mélyssa Michel est jeune, très jeune et peu sûre d’elle, encore à la recherche de sa propre voie, alors que le vieux précepteur qu’est Marie-Paule von Roesgen est le sage impatient de l’affaire.
Malgré son âge, la pièce nous parle des violences faites aux femmes, de la violence domestique aussi, du pouvoir politique et économique et de ce que les gens sont prêts à faire pour l’atteindre et/ou le garder – même si les matricides sont devenus plus rares depuis. Électre nous parle aussi de trahisons, de désir de vengeance et de la spirale de violence que cela peut déclencher. Chacun y trouvera ses propres résonances.