L’affaire Sharpston, c’est toute une histoire. L’histoire de l’avocate générale britannique à la Cour qui insistait pour rester jusqu’à la fin de son mandat en 2021 alors que le Royaume-Uni n’est plus dans l’UE. La semaine dernière la Cour lui a donnée 48 heures pour vider son bureau. Son successeur y prend ses fonctions de la plus étrange manière. L’histoire devient connue du public via d’énigmatiques initiales, « JE contre Cour de justice », apparues dans le registre du Tribunal européen en mai 2020. Elles font vite le tour du microcosme et l’on apprend rapidement qu’il s’agit d’Eleanor Sharspton en poste depuis 2006, une juriste bien connue dans le milieu. Elle estime que ses fonctions la différencient de celles des deux juges britanniques qui ont fait leurs valises le jour du départ du Royaume-Uni le 31 janvier 2020. Dans une certaine forme de rejet des Britanniques, apparenté à du désamour, les commentaires que suscite la nouvelle sont, dans le milieux bruxellois et luxembourgeois, et dans l’ensemble, assez négatives : Eleanor Sharpston s’accroche. Les informations sont dures à trouver. La Cour refuse même de confirmer qui se cache derrière le JE (voir Land du 15.05.2020).
La Britannique voulait, elle aussi, garder l’affaire confidentielle, si l’on en croit Joshua Rozenberg, juriste et journaliste britannique de renom qui dans un article de la revue The Critic révèlera plus tard qu’une fuite avait été organisée dans la presse belge. Le titre de son article : « Gross injustice at the Court of Justice. A British lawyer is fighting her dismissal in a Kafkaesque post-Brext judicial quagmire ». Le ton est donné. Un bourbier judiciaire, c’est précisément ce que redoute le Président Koen Lenaerts lorsqu’il se rend à Bruxelles, au mois de décembre dernier, pour y rencontrer Thérèse Blanchet, la directrice générale du service juridique du Conseil de l’UE. « Il n’est pas venu nous voir directement mais Thérèse Blanchet, après sa visite, nous a briefés », explique un diplomate. « Le Président Lenaerts lui a dit que Mrs Sharpston voulait rester au-delà du 31 janvier et qu’elle était prête à déclencher des actions judiciaires. Il a aussi dit qu’on était responsable de ce dossier, pas la Cour. Le Président lui a présentée les trois options à nous soumettre. La faire partir au 31 janvier, lui laisser un répit le temps que son successeur soit trouvé ou laisser l’avocate générale jusqu’au 6 octobre 2021. Cette dernière solution n’a jamais vraiment été discutée, on a opté pour la deuxième », confie notre source.
L’action judiciaire de l’avocate générale vise la Conférence des États membres laquelle a prévu le 29 janvier que son mandat comme celui des juges britanniques expirait le 31, à la date du retrait du Royaume-Uni. Son poste était intégré dans un système de rotation. Le mécanisme est compliqué, mais bien rodé. Il y a onze avocats généraux à la Cour. Pour mémoire, il n’y en a pas au Tribunal. Les six grands pays de l’UE (la France, l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne, le Royaume Uni et la Pologne), en ont un chacun. Les Vingt-deux autre pays ont droit, à tour de rôle, tous les six ans, aux cinq postes, maintenant six, par ordre alphabétique dans l’écriture de leur pays. Ainsi la Finlande figure à la lettre S de Suomi, la République tchèque, à la lettre C de Ceska republika. Elle a actuellement un avocat général Michal Bobek. C’est maintenant au tour de Hellas.
Quels sont les arguments des uns et des autres ? Schématiquement, les États membres avancent que le Royaume Uni l’a désignée à ce poste : le Royaume Uni s’en va, elle s’en va. Eleanor Sharpston répond que c’est vrai, mais c’est la Conférence des États membres qui l’a nommée et que contrairement aux juges dont le nombre a diminué le 31 janvier 2020, les avocats généraux restant après le la date du retrait sont toujours au nombre de onze. Donc elle reste. Ses adversaires martèlent leur argument. Il a le mérite de la simplicité. Elle a aussi des partisans. Le Verfassungsblog on constitutional matters, un blog très suivi, prend fait et cause pour elle. Deux universitaires se demandent ce qu’on peut « faire pour maintenir la règle de droit dans l’UE après la nomination illégale d’un nouvel avocat général ». Ils y parlent de l’interprétation du statut de la Cour, de l’indépendance du personnel judiciaire européen et dénoncent ce qu’ils appellent « the erratic and nihilistic behaviour of the Member States ».
Pendant ce temps-là, Athènes cherche « son » avocat général. Le poste est très convoité si l’on en croit la presse qui fait état d’une quinzaine de candidatures. Parmi la poignée retenue, deux candidats sont bien connus du sérail. Dimitrios Gratsias, juge européen au Tribunal depuis 2010 qui souhaite « monter » à la Cour, souvent jugée plus prestigieuse que le Tribunal. Rakis Tridemas, avocat, un professeur de droit exerçant en Angleterre. Et enfin, l’heureux élu, Athanasios Rantos, magistrat qui a fait toute sa carrière au Conseil d’État et dont il est devenu président en février dernier après que Ekateríni Sakellaropoulou est devenue présidente de la République hellénique. Fin juin, il est proposé comme candidat officiel.
Selon Rozenberg, c’est à cette époque qu’Eleanor Sharpston contacte les États membres dans l’espoir d’une médiation. Elle propose qu’ils nomment Athanasios Rantos seulement à partir du 6 octobre 2021, date de la fin de son mandat. Elle retirera alors sa plainte. Elle est même prête à verser à une œuvre caritative, la différence entre sa rémunération actuelle et l’indemnité transitoire mensuelle qu’elle aurait touchée en tant qu’ancien membre de la Cour. « Notre ambassadeur a effectivement reçu les courriers de Mrs Sharpston, » confirme notre diplomate. « Mais nous, on n’était pas pour, elle aurait dû partir le 31 janvier. Et puis le papier à en-tête de la Cour, cela nous a gêné ». Finalement, personne ne bouge.
L’été passe. La procédure veut qu’Athanasios Rantos soit auditionné par le comité européen dit 255 – de l’article du Traité EU qui l’a créé - lequel vérifie les compétences des candidats.
Le 2 septembre, dans un communiqué de presse, la Conférence des représentants des États membres annonce sa nomination. Eleanor Sharpston intente aussitôt une nouvelle action devant le Tribunal européen. Elle demande que la nomination de son successeur soit provisoirement et immédiatement suspendue. À partir de là, tout s’accélère. Son troisième procès – de très courte durée - est confié au juge irlandais Collins, le Président van der Woude et son vice-président Savvas Papasavvas ayant eu un empêchement. « Sont-ils tous deux en mission, malades ou encore en vacances ? On ne sait pas. Ils ont sans doute de bonnes raisons. Mais pour moi, ils se sont cachés sous la table ! », ironise une source. Toujours est-il que pour Eleanor Sharpston la pioche est bonne. Le 4 septembre, le juge Anthony Collins, président de chambre utilise une procédure peu fréquente. Il explique qu’il statuera définitivement sur ces mesures provisoires un peu plus tard mais que dès ce jour, il bloque l’entrée en fonction de M Rantos. Le temps d’y voir plus clair dit-il, car ce dossier, complexe, nécessite une étude exhaustive et l’audition des parties. La satisfaction de la Britannique sera de courte durée. Les États membres demandent aussitôt à la Cour de Justice d’annuler cette ordonnance.
Le 10 septembre, très rapidement, donc, la Vice-présidente de la Cour Rosario Silva de Lapuerta casse l’ordonnance du juge Collins. Mrs Sharpston fait fausse route dit-elle, parce qu’elle attaque la Conférence des États membres, un simple organisme intergouvernemental dont les décisions sont prises en dehors des Traités de l’UE et sur lesquelles la Cour n’a aucun contrôle. Soulagement du côté de la Cour qui a hâte d’en finir. Son service de communication l’assure : « La Vice-présidente a en pratique jugé sur le fond. L’affaire Sharpston est terminée ». Circulez. Rosario de Lapuerta signe son ordonnance le 10 septembre au matin. Le futur avocat général est déjà dans les couloirs du Palais. Un nouveau membre de la Cour doit prêter serment, au cours de la première audience publique suivant sa nomination, disent les textes. Une audience solennelle, c’est la coutume. Avec tout le décorum, les remerciements et les éloges d’usage devant un parterre de juges. Mais là, apparemment, le temps presse. M Rantos est introduit dans la salle d’audience N°3 du sixième étage du Palais dans laquelle le juge Michail Vilaras et l’avocat général Maciej Szpunar lisent ou s’apprêtent à lire des arrêts et des conclusions rendues ce matin-là. Le président Lenaerts est aussi présent. M Rantos prononce alors la phrase suivante, main levée : « Je jure d’exercer mes fonctions en pleine impartialité et en toute conscience ; je jure de ne rien divulguer du secret des délibérations ». Eleanor Sharpston n’était pas présente. Elle n’a pas été prévenue.
Selon certaines sources, la Cour n’aurait même signifié l’ordonnance de la Vice-présidente à ses avocats qu’après la prestation de serment du Grec. Le 10 septembre dans l’après-midi, Sharpston est convoquée à la Cour pour le lendemain 9.30. Elle doit vider son bureau pour le lundi suivant. Suite à ses protestations, le délai est prolongé jusqu’à la fin de la semaine. Son internet est coupé. Pour beaucoup, la Cour ne sort pas grandie de cet étrange épisode et elle pourrait en payer le prix côté image. Pour l’UE, il n’y a donc plus d’affaire Sharpston. Sauf que l’intéressée persiste. Lundi dernier, elle aurait travaillé jusqu’aux petites heures de la nuit pour peaufiner la prochaine pièce de procédure à déposer auprès du Tribunal dans sa première affaire, une pièce qui traite justement de la recevabilité du recours introduit contre la Conférence des États membres. Elle conteste aussi les effets juridiques de l’ordonnance de la Vice-présidente. L’avenir proche dira si l’ex-avocate générale a les moyens de ses ambitions et pourra relancer l’intérêt et les débats dans une affaire qui ne laisse personne indifférent.