1561. Dans l’Angleterre élisabéthaine était jugée l’affaire du duché de Lancastre, possession privée des rois lancastriens. Prédécesseur de la reine Élisabeth, Édouard VI avait fait un bail pour certaines de ses terres du duché alors qu’il était encore mineur et les juristes de la Couronne avaient été saisis pour débattre de la question. Leur conclusion était, selon les Rapports de Plowden, la suivante :
« Selon la Common Law, aucun Acte que le roi fait en tant que roi ne sera invalidé par le fait qu’il n’est pas d’âge [mineur]. Car le Roi a en lui deux Corps, c’est-à-dire un Corps naturel et un Corps politique. Son Corps naturel, considéré en lui-même, est un Corps mortel, sujet à toutes les infirmités qui surviennent par Nature ou Accident, à la faiblesse de l’enfance ou de la vieillesse, et aux déficiences semblables à celles qui arrivent aux corps naturels des autres gens. Mais son Corps politique est un Corps qui ne peut être vu ni touché, consistant en une société politique et en un gouvernement, et constitué pour la direction du peuple et la gestion du Bien public, et ce corps est entièrement dépourvu d’Enfance, de Vieillesse, et de tous autres faiblesses et défauts naturels auxquels est exposé le Corps naturel, et pour cette raison, ce que fait le Roi en son Corps politique ne peut être annulé ou invalidé par une quelconque incapacité de son Corps naturel. »
À la suite de l’historien britannique Frederic William Maitland, l’historien allemand d’origine polonaise Ernst Kantorowicz fut interpellé par cette métaphore des « Deux Corps du Roi », à laquelle il allait consacrer en 1957 l’une des plus brillantes synthèses, alors qu’il avait fui l’Allemagne nazie et enseignait à l’Institute for Advanced Study de Princeton. Si elle avait abouti à une expression aussi limpide au XVIe siècle, cette réflexion et le corpus de représentations qui s’y rattachait reposaient sur un substrat complexe, élaboré au cours de plusieurs siècles, et c’était donc toute la pensée et la pratique politiques médiévales que ce paragraphe permettait d’éclairer.
Alors même que les institutions étatiques n’avaient pas encore acquis leur entière autonomie et étaient intrinsèquement liées aux personnes qui les « incarnaient », la théorie des Deux Corps permettait de pallier les difficultés qu’introduisaient la potentielle faiblesse du roi (maladie, jeunesse, folie) et surtout sa mort, véritable cataclysme dans le champ de l’exercice du pouvoir, en sacralisant l’office royal. Alimentée de principes appartenant à la sphère religieuse, toute une mystique de l’État s’était ainsi constituée, soutenant que les Deux Corps formaient un seul Corps dans le Roi et que le Roi ne mourait jamais. À la mort de la personne du Roi se produisait en réalité la Démise du Roi, et non sa mort ; les Deux Corps se séparaient, le Corps politique quittait le Corps naturel du défunt, pour être transféré et transmis au Corps naturel de son successeur !
Vous me direz, mais que vient faire une telle – et barbante – démonstration avec la question qui nous intéresse ici, la date de la fête nationale luxembourgeoise ? Au premier abord, rien, peut-être… Et pourtant…
Française installée au Luxembourg et médiéviste à l’affut de la « violence symbolique » qui préside à l’avènement des rituels, indispensables à la construction de la domination, c’est naturellement, presque par déformation professionnelle, que je me suis intéressée à l’« archéologie » de ce grand moment de recueillement et de cohésion qu’est la date du 23 juin. Interrogés par mes soins, amis et collègues m’expliquaient que l’on fêtait ainsi l’anniversaire du Grand-Duc. Pas de Bastille, ni de bain de sang comme en France ! Pas de victoire sur le nazisme comme en Italie, ni de réminiscence d’un saint patron poussiéreux comme en Angleterre, et encore moins de grandiloquence à l’espagnole avec ses références à la conquête de l’Amérique et à un passé glorieux révolu ! Non, au XIXe siècle, les Luxembourgeois avaient plus modestement pris l’habitude de célébrer leur nation le jour de la naissance de leur souverain. Le temps d’une journée, le Grand-Duc s’immisçait ainsi dans tous les foyers du Grand-Duché à la manière d’un parent, certes un peu spécial, mais un parent tout de même, accessible, et d’une touchante simplicité. L’on croirait pouvoir souffler avec lui les bougies du sacro-saint gâteau d’anniversaire, dans une promiscuité et une communion politique qui feraient furtivement coïncider le Corps du prince et le Corps politique du Grand-Duché ainsi que leurs intérêts respectifs.
Perplexe, je me fis tout d’abord la réflexion qu’il n’était pas très pratique d’avoir pour fête nationale une date mobile, amenée à bouger au gré des règnes successifs. Certes, on peut toujours essayer de fixer la conception de sa progéniture en fonction d’une date de naissance désirée, mais rien ne garantit le succès de l’entreprise, plutôt hasardeuse. Et puis, si la médecine a fait des progrès et que l’on peut espérer voir grosso modo coïncider un règne et une génération de sujets, limitant ainsi le trouble, il faut aussi compter avec tous ceux qui seraient nés à cheval sur deux générations et, pire, avec les accidents susceptibles d’écourter de manière inopinée une vie, et donc un règne…
Tout cela me laissait dubitative… Je lançai alors une petite recherche qui m’apprit que la date retenue ne correspondait pas à la date réelle de la naissance du Grand-Duc actuel (16 avril), mais à celle de son ancêtre la Grande-Duchesse Charlotte. La date n’était donc pas mobile, mais fixée déjà, par-delà les aléas de la génération et de la corruption des corps. Mais alors, je n’étais pas au bout de mes surprises… Charlotte non plus n’était pas née le 23 juin, mais le 23 janvier… C’est en effet par sollicitude pour son peuple et par désir de garantir son bonheur au moins une fois l’an qu’elle aurait décidé en 1961 de troquer, dévouement suprême, son mois de naissance hivernal pour un été plus réjouissant.
Dans un scénario digne de la Wayward Pines Trilogy, je découvrais donc que la grande communion estivale ne reposait sur rien de réel : l’efficacité symbolique l’emportait sur l’exactitude historique. Anniversaire imaginaire d’un prince d’apparat, la fête attire en effet tous les ans des milliers de participants venus savourer dans la liesse leur part du gâteau. C’est la magie de tout système politique que de réussir à imposer avec plus ou moins de succès l’illusion d’un contrat qui unirait la société civile à ceux qui la gouvernent. La représentation politique est toujours peu ou prou le triomphe d’une minorité capable de faire passer ses intérêts particuliers pour l’intérêt général. La pirouette est ici des plus ardue, quand on sait que près de la moitié de la population totale du Luxembourg est étrangère (46,7 pour cent de résidents enregistrés) et, de ce fait, exclue sans appel de la participation politique, ce que le non (78 pour cent) au droit de vote des étrangers lors du référendum de 2015, voté par des nationaux luxembourgeois eux-mêmes largement issus de l’immigration, est venu massivement confirmer. Si la nation est effectivement une « communauté imaginée », une construction abstraite reposant sur un sentiment d’appartenance, une histoire commune et des représentations partagées, la communauté nationale luxembourgeoise limitée aux seuls Luxembourgeois fait l’effet d’une bien triste peau de chagrin au cœur du Grand-Duché et il faut une sacrée dose d’imagination pour ne pas percevoir le hiatus entre communauté nationale « imaginaire » et société réelle. Mais la chimère a le vent en poupe, encouragée tant par ceux qui en profitent que par ceux qui en sont exclus mais voudraient « en être », dans une connivence qui lui permet de tirer profit des aspirations des uns et des frustrations des autres en assouvissant les fantasmes identitaires en tout genre.
En 1961, donc, le 23 juin avait remplacé le 23 janvier pour célébrer la nation luxembourgeoise, la date s’étant maintenue sous les règnes suivants. En cette deuxième moitié du vingtième siècle, la monarchie luxembourgeoise projetait ainsi, dans une mystique toute médiévale et une mystification toute politique, un Corps parfait du prince, né au début de l’été, rayonnant, bienveillant, soucieux du Bien Commun de son peuple, distinct de son Corps naturel, rabat-joie, né en ce sombre janvier (Charlotte, Jean) ou en ce capricieux avril (Henri).
Comme l’enseigne la sagesse proverbiale, c’est dans les vieilles marmites que l’on concocte les meilleurs plats… Espérons que Dame nature se montre cette année plus clémente et nous préserve du déluge et du rhume national de 2015 !