d’Land : Anise Koltz nous a quittés le 1er mars dernier. Comment avez-vous réagi à l’annonce de sa mort ?
Tim Reuter : Nous étions en réunion au Centre national de littérature (CNL) quand la nouvelle est tombée. Ce fut un moment d’émotion. C’était une personne qui a su réunir les gens. Encore récemment, j’étais en contact avec elle pour obtenir son accord pour un fonds précis et sur la lettre qu’elle m’a renvoyée, il y a tout juste un mois, sa signature était devenue difficile à lire. Alors quand j’ai vu cela, j’ai eu comme un pincement au cœur. Et puis, il y a tout un tas de projets en cours qu’on espérait encore pouvoir lui montrer…
Claude Bommertz : Nous la savions diminuée depuis quelque temps, et à 94 ans, la mort vous accompagne main dans la main. Au CNL, nous conservons ses archives dont environ 5 000 lettres, ce qui donne un petit aperçu de l’activité absolument admirable de cette femme. Vous chercherez d’ailleurs en vain une quelconque trace de lamentation dans cet échange épistolier. Anise Koltz était représentative d’une certaine dignité devant la vie, du respect d’autrui et d’une quête de la liberté. Elle a écrit ce qui était en elle et elle a toujours dit que c’était cela, sa liberté. Sa liberté de femme aussi.
Pour tous ceux qui ne connaissent d’Anise Koltz que ses écrits ou le personnage public, comment était-elle en tant que personne ?
CB : Très courtoise, calme, à l’écoute, accueillante. Toujours présente, encourageante, respectueuse. Personnellement, je travaille sur son courrier depuis 2000. J’avais observé chez elle une très grande constance. D’ailleurs, tous ses interlocuteurs lui disent en permanence à quel point ils ont été heureux de rencontrer en elle une personne aussi calme, aussi souriante. En 1962, lorsqu’elle organisait les Journées littéraires de Mondorf pour la première fois, elle était jeune. Il y avait bien sûr son mari pour l’aider, mais le personnage central, c’était elle. Elle en était l’âme. Elle s’est offerte à la poésie sans arrière-pensée. Après tout, elle était très proche de sa tante Aline Mayrisch quand elle avait seize ans et au fond, il y a eu un héritage, une transmission de l’esprit de la part d’Aline Mayrisch à Anise Koltz.
TR : J’ai rencontré Anise Koltz dans le cadre de ma thèse consacrée à Thomas Bernhard et à l’amitié entre elle et l’écrivain autrichien. Je me souviens d’échanges très instructifs avec une personne qui disposait d’un vaste savoir sur l’histoire de la littérature luxembourgeoise. Sans oublier le fonds qu’elle avait mis à la disposition du CNL. Anise Koltz était une personne généreuse, très ouverte, et ce qu’on constate à propos des Journées littéraires de Mondorf, c’est qu’à partir du moment où elle s’est retirée, les Journées ont pris fin. C’était une femme d’action.
Et ce, malgré le fait qu’elle n’avait pas suivi d’études...
CB : En effet, elle s’était mariée tout de suite après le lycée. La grande ouverture d’esprit de son mari René Koltz a certainement eu sa part dans cette décision. Il est d’ailleurs constamment loué dans les lettres comme quelqu’un d’ouvert et de très présent lors des Journées littéraires de Mondorf. Il faisait preuve d’une grande confiance en elle, ce qui n’était pas donné dans le contexte des relations entre hommes et femmes dans les années 60.
Ces dernières années, le nom d’Anise Koltz était souvent affublé du titre un peu étrange de « Grande Dame de la poésie luxembourgeoise ». On aimerait savoir à quoi elle ressemblait, jeune…
CB : Elle a souvent souligné qu’elle avait grandi dans une famille où la culture ne tenait aucun rôle. Ce qui explique qu’elle s’est construite toute seule, à travers des cahiers de poésie à l’âge de quatorze-seize ans, dans lesquels elle recopiait des poètes romantiques allemands. Sa relation avec sa tante Aline Mayrisch a été d’autant plus capitale. Ça sera d’ailleurs elle qui lui dira un jour : « Tu es des nôtres ». Elle avait trouvé en sa tante Aline une alliée véritable.
TR : Dans l’après-guerre, au moment où elle se met à publier en allemand, il y avait chez beaucoup d’écrivains outre-Rhin, dont Günter Eich, l’impression de ne pas pouvoir continuer comme avant. Marquée par l’expérience de la guerre, Anise Koltz refuse de s’adonner à une poésie complaisante ou consolatrice. « Finis fleurs et petits oiseaux… Dieu est mort » : tout est dit, elle n’a jamais voulu écrire des poèmes qui célébraient la terre, les fleuves ou autre. Dans son œuvre lyrique, elle commence à prendre des libertés au niveau de la ponctuation, ce qui est un contre-point formel très caractéristique pour beaucoup d’auteurs à ce moment-là.
Quels sont les auteurs qui ont compté pour elle ?
CB : La poésie d’Anise Koltz est comparée à celle d’Eugène Guillevic, qu’elle a connu aux Journées littéraires de Mondorf, à celle du brésilien Roberto Juarroz, ou encore aux poétesses américaines Anne Sexton ou Sylvia Plath. Elle a été entre autres en relation avec l’écrivaine française d’origine syro-libanaise Andrée Chedid, les écrivains français Michel Dard et Alain Bosquet, avec qui elle fonda en 1996 l’Académie européenne de poésie, les poètes belges Andrée Sodenkamp et Henry Fagne. Sans oublier les membres fondateurs de la revue française Change, également rencontrés aux Journées littéraires de Mondorf.
TR : En ce qui concerne ses influences germanophones, Alain Bosquet citait Ingeborg Bachmann, Paul Celan et le poète Karl Krolow comme s’inscrivant dans une même lignée d’auteurs au langage métaphorique particulièrement riche. Mais je pense aussi à H. C. Artmann, qui est moins cité mais qui a probablement exercé une influence indirecte sur cette question formelle (cet auteur était d’ailleurs en contact avec un autre poète luxembourgeois, Jean-Paul Jacobs, à cette époque) et au Wiener Gruppe en général, présent aux Journées littéraires de Mondorf. C’était, à ce moment-là, une forme de rébellion contre l’enlisement de la société. Le langage d’Anise Koltz était innovant, concis, percutant ; le nombre de rimes était réduit à l’essentiel et la plupart du temps sans mètre. Cela explique entre autres pourquoi, dès 1961, les recueils Gedichte (1959) et Spuren nach innen (1960) se voient décerner le prix de littérature national. Appartenant à une génération d’auteurs nourris de structuralisme, elle dissèque aussi la langue en tant que telle. Je ne dirais pas pour autant qu’elle était attirée par la théorie littéraire mais elle avait une conscience très forte de l’usage et de l’ambivalence du langage dans la création. Dans un de mes poèmes préférés, elle le compare à une vague : « Le langage/ nous envahit/ comme le flux de l’océan/ Lorsqu’il se retire/ du sable grince/ entre nos dents ». C’est une image très forte du langage comme quelque chose qui nous submerge avec ses possibilités. Et la force d’Anise Koltz est de pouvoir réduire une pensée à une image qui nous marque.
CB : On dirait vraiment des poèmes-poignards qui pénètrent la conscience comme un couteau la chair.
TR : Moi, cela me fait penser à l’œil du cyclone. Il est beaucoup question de calme et de silence, de l’invisible et de ce qui ne se laisse décrire ou saisir, mais tout autour, c’est le chaos. Et l’effet que ça nous fait prouve la qualité de sa poésie.
Pourtant, au cours des années 70, elle opérait un changement majeur en passant de l’allemand au français, décision communément attribuée à la mort prématurée en 1971 de son mari René à la suite des tortures subies sous l’Occupation nazie.
CB : Du point de vue stylistique, elle continue à écrire de la même façon. On y trouve la même pertinence, la même résonance, les mêmes thèmes, même si ce transfert d’une langue à l’autre lui aura coûté beaucoup d’énergie. Mais c’est là une question liée aussi à beaucoup de souffrance.
TR : Nous avons trouvé dans sa correspondance des indications qu’elle a rencontré à ce moment-là des difficultés à écrire, surtout en allemand. Il existe d’ailleurs un poème où elle dit: « Es war sinnlos in einer Sprache zu leben in der man sich nicht bewegen konnte ». Ce qui peut étonner, et ce que beaucoup ne savent pas, c’est qu’elle a été décorée en 1973 du « Bundesverdienstkreuz Erster Klasse » : le document officiel est conservé dans nos archives. Cela illustre bien la position qu’à ce moment-là elle occupait en Allemagne et la reconnaissance qu’elle y a reçue, après avoir publié trois, quatre recueils de poésie et organisé les Journées littéraires de Mondorf dans un esprit d’entente entre les peuples.
Si l’on imagine la littérature luxembourgeoise comme une maison, alors Anise Koltz était un peu comme le toit de cette maison. Que perdons-nous avec sa disparition ?
TR : Il y avait chez elle une telle persévérance, une telle volonté de communiquer… Alors, bien sûr, elle s’est consacrée avant tout à la poésie. Elle n’a publié au cours de sa vie qu’un seul livre d’histoires courtes, jamais de roman. Ce qui ne veut pas dire qu’aux Journées littéraires de Mondorf, elle n’ait invité que des poètes. Et puis, Anise Koltz est quand même aussi représentative d’une génération d’écrivains qui devait assurer son propre marketing. En rédigeant des lettres, ils ont fait connaître leurs œuvres et se sont fédérés. Je dirais donc que ce qui caractérise Anise Koltz, c’est ce besoin permanent d’échange. Dans la correspondance que j’ai pu consulter, il ne se trouve pas une lettre qui ne se termine par une invitation à venir lui rendre visite au Luxembourg. Je pense que le jour où nous aurons gagné une vue d’ensemble sur sa correspondance, nous allons constater que c’était là son ceterum censeo : « Venez à Luxembourg ». Et c’est là un effort énorme de vouloir attirer en permanence des gens de haut niveau, tous genres et mouvements littéraires confondus, à venir au Luxembourg. Les Journées littéraires de Mondorf ont été parfois décrites comme un évènement « mondain ». Or quand on regarde un peu qui furent les invités, on tombe par exemple sur Oswald Wiener, membre du Wiener Gruppe et qui en juin 1968 avait participé à la fameuse « Uni-Ferkelei » à Vienne. Il existe d’ailleurs une lettre adressée à Anise Koltz dans laquelle la compagne de l’écrivain explique que celui-ci aimerait beaucoup venir au Luxembourg mais qu’il est toujours en prison. Tout cela pour dire que le terme de « mondain » est inapproprié. À première vue, Anise Koltz avait tout d’une dame affable. Mais ses textes sont souvent très forts, percutants, incisifs et ont une force réelle.