Cela ferait une longue file à remonter, non pas de paysages, plus précisément de champs figurés dans la peinture au long des siècles. On se limitera à deux noms, Monet et van Gogh : pour le premier à l’image du champ de blé, les coquelicots dans sa partie gauche (au musée d’Orsay), un peu aussi pour la chanson de Mouloudji, la lumière de l’été où à la fin des gouttes de sang (souvenir de Rimbaud) font comme une fleur justement ; pour le second, on délaissera les coquelicots pour ne retenir que le champ de blé et son ciel orageux (à Amsterdam), en plus bien sûr les corbeaux dont on veut qu’ils annoncent la mort du « suicidé de la société » (Artaud). On verra pourquoi ces références, pourquoi tels souvenirs devant les derniers tableaux d’Anselm Kiefer, cycle dédié au poète lyrique allemand Walther von der Vogelweide, le plus célèbre du Moyen Age. En même temps, on n’en saisira que mieux l’originalité et l’excellence des œuvres exposées jusqu’au 3 octobre prochain à la galerie Thaddheus Ropac, à Salzbourg.
Dans un entretien avec son galeriste, reproduit dans le très beau livre d’art qui accompagne l’exposition, Anselm Kiefer raconte comment les peintures se sont imposées à lui, un été, à Barjac, dans le sud de la France : une végétation luxuriante, des tiges et des brins, des chardons, tous desséchés, dans une symphonie de tons jaunes, d’ocres, une beauté sur le point de passer. Anselm Kiefer nous avait habitués dans ses peintures à des horizons repoussés très haut, à des chemins conduisant au loin. Rien de tel maintenant. Juste peut-être qu’il est resté des fois de la place pour tels vers (en partie) de Walther von der Vogelweide : Únder der línden/ án der heide,/ dâ únser zwéier bette was… Bien sûr qu’il ne s’agit pas, jamais chez Anselm Kiefer, d’illustrer quoi que ce soit : nous sommes en plein dans le champ, dans la peinture, les deux ne faisant plus qu’un. Dira-t-on que nous sommes à la place des amoureux ? Plus exactement, le nez et les yeux collés à la matière, on la qualifierait de pâteuse, si le mot n’était pas synonyme de lourdeur. Et il n’en est rien, au contraire.
C’est un véritable malström de peinture qui parcourt les tableaux, avec des tourbillons dus au mistral ou au sirocco qui soufflent dans la région. Anselm Kiefer introduit dans ses tableaux des tiges, des brins, ils servent de support à ce qui donnera leur relief, des ornières, des sillons, toutes sortes de couleurs entremêlées, de peinture à l’huile ou à l’acrylique, de résine ou gomme-laque. Dans le livre mentionné plus haut, Martin Mosebach, dans une longue énumération d’images pour cette matière drue comme l’herbe, donne celle-ci, empruntée, elle, à un tout autre domaine, à un art issu du feu, vivant avant de se solidifier : « Batzen wie Glasabfall in Murano, kalt glitzend, marmoriert in Grasgrün und winzigen Spuren von Ziegelrot… » Au-delà de pareille caractérisation concrète et poétique, pour la manière de Kiefer il évoque un matérialisme spirituel, ou esthétiquement la définit comme « miniaturistischen Expressionismus ».
Chez Monet, le temps est comme suspendu, vibre juste sous l’ombrelle de la femme ; chez van Gogh, il est le ciel foncé et menaçant. Anselm Kiefer, dans ses peintures, dans leur facture même, agit à la façon des archéologues, et à nous, à notre tour, de continuer à déterrer, à prendre d’abord du plaisir à palper des yeux les épaisseurs, comme autant d’alluvions ou dépôts du temps, pour ensuite passer ou pousser à autre chose. En l’occurrence, il est question chez Walther von der Vogelweide de l’aveu d’une jeune fille de son rendez-vous amoureux, qui doit rester secret ; seul témoin, un petit oiseau, tandaradei/ dans wird wohl verschwiegen sein. Un tableau de l’exposition porte comme titre Eros-Thanatos, d’autres, plus radicalement encore, se trouvent intitulés Memento mori. Sur tels d’entre eux, comme fixées, voire flottant devant la végétation prête à la récolte, une faux, une faucille.
Dans Des Knaben Wunderhorn, recueil de chants populaires germaniques, publié par Clemens Brentano et Achim von Arnim au début du dix-neuvième siècle, nous sommes confrontés à l’inéluctable : « Es ist ein Schnitter, der heisst Tod… Hüte dich, schöns Blümelein ». À Barjac, est-ce une consolation, ce serait l’affaire de la Faucheuse, il est vrai aussi que les peintures d’Anselm Kiefer se passent de trop d’allégorie.