d’Land : Qu’en est-il de l’Art Week 2020 ? Au jour d’aujourd’hui (l’interview a été réalisée le 27 juillet), pouvez-vous dire si elle aura lieu ou pas ?
Alex Reding : Dès le début de la crise sanitaire, en mars, nous avons imaginé tous les scénarios possibles. Le premier fut une annulation pure et simple, ce que nous voulons absolument éviter. Je ne voulais pas ne rien faire durant deux ans : j’ai une équipe de trois personnes qui travaillent dessus et ce marché est devenu un élément important du chiffre d’affaires annuel des galeries. Il sera doublement important cette année, où la vente était carrément à l’arrêt durant plusieurs mois au printemps. Nous avions aussi réfléchi à un report de six mois, en refixant au printemps, mais nous devons toujours nous positionner sur le calendrier international, afin de ne pas avoir de concurrence d’autres grandes foires. Ce qui nous aurait fait arriver à mars, en parallèle au Luxembourg City Film Festival. Nous voulions aussi éviter cela, parce qu’il serait absurde de se concurrencer pour l’attention publique. Nous sommes donc revenus à une date en automne, fin novembre, et travaillons actuellement sur plusieurs pistes pour son organisation.
Si la prévalence du virus l’impose, nous envisageons la tenue de toute la foire sur le web, par des simulations en 3D. Ou alors, et nous avons une préférence pour cette solution, on pourrait faire une foire très encadrée, avec des réservations d’entrées par tranches horaires fixes. Quoi qu’il en soit, tout le côté festif des réceptions, des grands dîners et des conférences-débat, qui contribuait hautement au succès de la foire, est interdit. Mais peut-être que des visites plus intimistes de la foire, avec moins de monde – lors des dernières éditions, il y avait plus de 2 000 personnes le dimanche après-midi – augmentera aussi la qualité de la visite ?
La pandémie arrivait à un moment où le marché de l’art traversait déjà de fortes perturbations. Comment est-ce qu’il s’en sort, à l’international, où même l’Art Basel, foire qui donnait le ton sur le marché, vient d’être annulée ? Et au Luxembourg, dans votre galerie ?
Mal. À l’étranger, beaucoup de grandes galeries ont déjà commencé à licencier nombre de leurs employés. Seules les prestigieuses maisons de vente comme Sotheby’s ou Christie’s ont pu profiter du réseau mondial d’Internet pour faire circuler leur centaine de grands noms d’artistes et ainsi booster leur cote. Mais le marché national ou régional vit de l’échange entre l’artiste et le collectionneur, des rencontres organisées par le galeriste. Et ce côté humain, social, a beaucoup souffert des conséquences de la pandémie : on est moins décontracté en portant un masque et il n’est pas possible d’organiser de grandes fêtes de vernissage pour l’artiste. Certains galeristes tentent de se rabattre sur Internet, mais aucune photo, aucune visite virtuelle ne remplacera jamais la sensualité ou la matérialité d’une œuvre qu’on voit sur place. Alors il faut imaginer de nouvelles formes pour que cette rencontre ait lieu : travailler davantage sur rendez-vous, étendre les horaires d’ouverture, organiser des événements limités à dix personnes… Alors que durant une année normale, j’enchaîne les présences de la galerie sur les foires internationales, au rythme de toutes les trois semaines au printemps, tout cela est tombé à l’eau cette année. J’en ai profité pour approfondir mes relations avec les collectionneurs avec lesquels j’ai établi un lien, en les contactant individuellement avec des propositions de vente. C’était aussi très dense comme travail.
Il faut dire que, contrairement au contexte international, où le marché était en surchauffe ces dernières années, le marché de l’art luxembourgeois battait déjà de l’aile depuis quelques années, avec la disparition de plusieurs galeries de qualité – Beaumontpublic, Toxic, Clairefontaine espace 2 –, qui n’ont jamais été remplacées. Seule la galerie Valérius, fondée en 2017, est plus récente. Vous avez ouvert votre premier espace, Alimentation générale à la Gare, il y a vingt ans et avez suivi l’évolution de ce marché. Comment s’explique cette déliquescence actuelle ?
Il y a vingt ans, il y avait ici trois ou quatre galeries, notamment celles des trois dames Lea Gredt,Martine Schneider et Christiane Worré, ainsi que la Galerie de Luxembourg de Jean Aulner et Erna Hécey – partie ensuite s’établir à son compte. Faisant suit à l’âge d’or de la place bancaire, toutes les grandes banques ont alors décoré leur siège d’art contemporain acheté dans ces galeries. Aujourd’hui, ces grandes sociétés ont de moins en moins de lien avec le Luxembourg et, si elles achètent de l’art, ce sera plutôt sur le marché international.
Classiquement, une galerie a trois segments pour vendre : les clients privés, les sociétés, qui ont donc disparu localement, et les collections et musées publics. Or, ces derniers sont quasi inexistants au Luxembourg : le Mudam n’a acheté l’année dernière que pour un tiers de la somme attribuée pour monter une collection et il semblerait que pour l’exercice en cours, il ne prévoie plus que dix pour cent du budget alloué. Le Musée national d’histoire et d’art n’a carrément pas du tout de budget d’acquisition et il n’y a pas vraiment de stratégie pour une collection nationale, qui garderait une trace de l’histoire de l’art en train de se faire et soutiendrait le marché1. Nous dépendons donc entièrement des clients privés, qui ne sont pas si nombreux.
Pourquoi l’État ou les institutions nationales devraient-ils acheter de l’art ? Quel serait leur intérêt à investir dans le secteur ?
Il s’agit de monter un écosystème qui permette aux artistes, aux galeristes et à un certain nombre de professions connexes de vivre de leur travail. Or, au Luxembourg, beaucoup de métiers manquent carrément, parce que le marché ne leur permet pas de vivre : il n’y a par exemple presque pas de critiques d’art ni de curateurs indépendants qui organiseraient des événements alternatifs aux institutions. Dans sa politique culturelle, l’État ne mise quasiment que sur la pierre et le fonctionnement de ses propres institutions. Seuls dix pour cent de leurs budgets sont investis dans le contenu et reviennent ainsi aux artistes. J’ai fait une estimation de l’argent public qui va dans les arts plastiques à proprement parler, donc aux artistes, entre les aides à la production, les cachets de ceux qui travaillent pour le Casino ou le Mudam et les acquisitions, et j’arrive alors à 500 000 euros par an. C’est l’équivalent des frais de chauffage du Mudam sur un an ! Comment voulez-vous développer cet écosystème dont je parle avec si peu de moyens ?
Les pays dont les artistes ont du succès sur le plan international, je pense à la Suisse, à la France, à l’Allemagne ou à la Grande-Bretagne, ont des programmes complets de soutien à ces artistes, un véritable plan de carrière, comprenant aussi des résidences durant lesquelles ils peuvent travailler sans soucis – comme la Villa Medicis à Rome par exemple. Le Luxembourg semble prendre peu à peu conscience de ses déficiences, les résidences au Künstlerhaus Bethanien ou à Paris vont dans la bonne direction. Peut-être que la création du « arts council » Kultur:LX va permettre d’accélérer ce mouvement et de développer vraiment les carrières d’artistes, avec différentes étapes, de la découverte d’un talent sur la scène libre en passant par les centres d’art de Dudelange en galerie, puis en institution ou à la biennale de Venise.
Après l’enthousiasme des années 1990 et 2000, conséquemment à la création du Casino Luxembourg, la tenue de la biennale Manifesta 2 et l’ouverture du Mudam, le milieu de l’art contemporain est morose aujourd’hui. À tel point que les artistes les plus en vue, ceux qui ont représenté le Luxembourg à la biennale de Venise par exemple, vivent tous à l’étranger aujourd’hui2. Est-ce une de raison de leur invisibilité ?
Probablement et c’est dommage. Parce qu’il y a d’excellents artistes luxembourgeois – par exemple Eric Schumacher, qui est maintenant en résidence au Künstlerhaus Bethanien, ou à Yann Annicchiarico, qui présente actuellement une exposition remarquable au Kit à Düsseldorf3. Mais il n’est pas normal que Mike Bourscheid, qui a pourtant fait Venise, doive travailler sur des chantiers au Canada pour vivre. D’ailleurs les cachets pour les artistes pour le pavillon de Venise sont beaucoup trop bas, alors que cette présence demande un investissement personnel sans faille durant au moins une année. Il faudrait que l’État et les institutions fassent preuve d’un peu plus de confiance dans les artistes. On pourrait prendre en exemple le secteur du cinéma, où les producteurs, les réalisateurs et tout le milieu savent qu’ils auront quarante millions d’euros par an pour travailler. Et pour vivre de leur travail.