d’Land : On a tous été surpris par le lock-down. Comment l’avez-vous vécu alors que c’était votre tour d’être en résidence à Bourglinster ?
Trixi Weis : Le hasard fait bien les choses : Nora Wagner nous avait invitées en compagnie d’Aurélie d’Incaux et de Carole Louis longtemps avant le lock-down pour préparer une résidence-expo sur le modèle du cadavre exquis, ce qui nous a aussi donné le titre : Jamais peut-être… c’était prémonitoire. Le principe était de travailler l’une après l’autre une semaine chacune, avec une remise de clé en guise de passation. Deuxième semaine de confinement, mon tour arrive ! Aucun problème, quelle heureuse coïncidence, puisque chacune était seule à son tour dans les annexes de Bourglinster. Pour la bonne humeur, la remise de clés d’Aurélie était parfaite ! C’était super drôle : il fallait que je tire sur un fil pour approcher une poupée qui tenait un texte donnant les instructions d’un jeu de piste pour à la fin attraper un soleil accroché au plafond… J’ai tout fait à l’envers, j’ai été droit au soleil. Je ne connaissais pas Aurélie et j’ai découvert une artiste très douée pour réaliser des petites choses en équilibre, des installations à déclencher... Il y avait une petite voiture dans un tube qui paf, en tirant sur une baguette, atterrissait dans une corbeille en papier journal indiquant un code, j’ai dû enfiler des chaussons en feutre et marcher sur des post-it épinglés à l’envers pour découvrir la marche à suivre. Ça détend l’atmosphère…
Donc, c’est mon tour, mais aucun magasin n’est ouvert, je ne peux pas acheter de matériel. Heureusement, comme je travaille beaucoup sur des scénographies, j’ai des tas d’accessoires, des costumes, du mobilier à la maison. C’est fou ce que ça inspire le confinement, ça m’a dérouillée ! Car en temps normal, je n’ai plus vraiment le temps de faire des petites installations comme j’aime. Là, j’ai fait six vidéos et la remise de clé pour Nora Wagner. J’avais mis des verres en oblique sur une table et elle devait boire avec une paille d’un mètre de long, la tête dans un entonnoir comme les chiens qui viennent d’être opérés. Et puis les gens ont beaucoup mangé, ou beaucoup plus pendant le confinement que d’habitude. J’ai fabriqué des clés en chocolat qu’elle essayait de lancer dans sa bouche. C’était drôle, et dans l’esprit de la résidence, complètement absurde. Nora a écrit beaucoup de textes et chanté, elle a procédé à une performance intergalactique pour entrer en contact avec Carole qui ne pouvait pas quitter Bruxelles. Elle a envoyé une boîte avec des accessoires et des consignes pour que Nora réalise ses œuvres. À Bruxelles, Carole a réalisé des vidéos « covidiennes » étonnantes. Pour le vernissage elle est venue virtuellement dans notre vernissage livestream sur Youtube. C’était incroyablement ludique. Là, nous sommes en train de faire un catalogue de l’expo. C’est une boîte avec des films, des cartes et des tas de jeux à l’intérieur. Il sera édité à cent exemplaires.
Comme la majorité des gens, vous vous êtes mise en mode télétravail ? Enfin, vous êtes habituée à travailler chez vous, c’était plutôt commode, non ?
Non, pendant la résidence, j’ai été tous les jours à Bourglinster avec mon matériel. Comme j’ai fait des choses rigolotes, je me suis dit que c’était le moment d’en faire profiter les gens au moment où beaucoup avaient peur, étaient déprimés, limite paranos et j’ai mis mes vidéos en ligne sur Facebook et sur Instagram. Voilà.
Effet détente garanti, en effet, je confirme, pour les avoir regardées.
Ma préférée, même si elle ne dure que trois secondes, c’est celle avec l’entonnoir. Je ne fais que passer pour dire « salut ». Et le singe qui est insensible au Covid qui fait « j’en ai rien à fiche ». Je l’ai refaite une quinzaine de fois, réglé l’éclairage, je n’y voyais rien avec mon costume…
Vous avez enchaîné avec une résidence après le déconfinement, à la Squatfabrik dans les anciens locaux de la Keramikfabrik de la Kulturfabrik (Kufa) à Esch.
Il y a en tout sept résidences de juin à septembre. J’ai fait partie de la Squatfabrik#2 avec Letizia Romanini et Alexandra Lichtenberger pendant deux semaines. J’avais un peu peur de ne pas arriver à travailler assez, car j’étais beaucoup au ministère de la Culture ou en réunion, dans le cadre du comité de pilotage avant la signature des statuts de l’asbl de préfiguration pour Kultur : LX, on y reviendra. De fait, cette résidence a été pour moi un temps de travail intense, notamment en vue de procéder à des essais pour mon exposition de janvier prochain au Centre d’art Dominique Lang à Dudelange.
Vous avez, même si ce n’est plus de l’ordre des scénettes mimées de la résidence de Bourglinster, vous n’êtes pas « une madame sketchs », continué le travail vidéo ?
En fait, il y a plusieurs choses. Je prends énormément de photos que je n’ai jamais montrées. J’ai commencé à les regrouper par thèmes récurrents, comme une série qui pourrait être des photos d’installations mais qui en vérité n’en sont pas. Elles ont été prises quand je travaillais sur des films, des scénographies, pendant la réalisation de mes propres œuvres. À la fin de la résidence, je n’en ai montré que deux. Un micro-atelier dans une armoire où je travaille et range des choses fragiles pour que mon chat ne se ballade pas dessus et une photo de fin de tournage de film chez moi, où je pousse mon canapé rouge qui passe pile poil dans l’espace exigu du couloir pour le remettre à sa place. Ce sont des images un peu claustrophobes et je me suis dit qu’elles étaient en écho avec la période de confinement.
On vit dans un monde anxiogène auquel vient maintenant s’ajouter le Covid. Des chocs en série nous heurtent soit dans notre vie personnelle ou presqu’en direct via les médias : un accident de voiture provoqué par l’inconscience, un tsunami, des réfugiés sur des embarcations de fortune et qui se noient en mer, la destruction par l’homme de monuments millénaires… On est bombardés en permanence par la violence. Je réfléchis à comment réagir, comment en faire autre chose : je filme des objets blancs que je construis et que je détruis dans une boîte blanche. J’ai construit une voiture en papier bristol pour l’éclater, mais elle ne s’est pas écrasée. Avec du carton plume non plus. J’y suis arrivée avec un genre de papier hostie que je colle avec du blanc d’œuf. J’essayerai aussi avec des feuilles de sucre comme on met sur les gâteaux. Le sucre développe une dépendance et on en veut de plus en plus, comme c’est le cas pour toutes ces choses matérielles auxquelles on attache tellement d’importance. Ce travail résulte bien sûr d’un sentiment de vide que me renvoie la société mais il est aussi lié au sentiment de vide que j’éprouve quand je n’ai pas le temps de créer.
Vous me tendez la perche : depuis sa création en 2013, vous vous êtes énormément investie dans l’AAPL.
Oui, aussi pendant le confinement. On a beaucoup travaillé en collaboration avec des associations du secteur des arts de la scène et du cinéma pour réaliser des sondages auprès de nos membres et établir des catalogues de doléances dans le cadre de la crise sanitaire et en général, pour les transmettre au ministère de la Culture. Ce travail en commun nous a permis d’échanger et de constater à nouveau à quel point les artistes des arts visuels (arts plastiques, photographie, vidéo), qui ne sont pas intégrés dans une économie propre, sont dans une situation précaire. La semaine dernière, le Conseil de gouvernement a approuvé la création de l’asbl de préfiguration de Kultur : LX pour le futur établissement public du même nom. Depuis des années, un « Arts council » est en discussion et en 2018, la création d’une structure de ce type a été entérinée parmi les mesures du Kulturentwecklungsplang 2018-2028. L’idée est de rendre plus transparente, plus professionnelle et plus structurée l’aide au secteur culturel, avec un accent particulier sur le développement de la carrière des artistes et des créatifs à l’international et en collaboration avec les institutions culturelles du pays. Les arts visuels seront représentés par Michèle Walerich qui travaille au Centre national de l’audiovisuel (CNA) et connaît donc bien le sujet de l’intérieur, sur proposition de l’AAPL. Je représentais le secteur des arts visuels dans le comité de pilotage pour la création du futur Arts council depuis 2019 mais je me suis finalement désistée de Kultur : LX pour mener à bien les chantiers en cours de l’AAPL : l’ouverture d’ateliers dans les anciens logements de service de la gendarmerie au Verlorenkost à l’automne, la réforme du statut d’artiste, la rémunération des artistes au Luxembourg et une collaboration avec l’OAI pour la sensibilisation au un pour cent artistique. Et mes propres projets !