d’Land : Monsieur Bertemes, comment avez-vous appris la nouvelle de la pandémie de Covid-19 et quelle a été votre réaction face à la fermeture provisoire de votre établissement ?
Claude Bertemes : Il y avait de premiers signes annonciateurs fin février, début mars, avant même qu’on soit confronté à une situation pandémique au Luxembourg. Le fantôme de Bergamo planait déjà sur les préparatifs du LuxFilmFest, tout en semblant encore lointain. Nous avons respecté les recommandations sanitaires du moment. Je me rappelle que lors de la soirée d’ouverture du festival, l’atmosphère était encore bon enfant : on se serrait les coudes et le tour était joué. Et le public au rendez-vous. Mais l’ambiance s’est dégradée subrepticement après le week-end. Le 12 mars en soirée, le conseil du LuxFilmFest a pris la décision – juste et courageuse – d’arrêter net le festival. J’ai tout de suite compris que la Cinémathèque allait fermer ses portes pour une longue période. C’était un véritable crève-cœur : la programmation du mois d’avril était déjà établie, comprenant des rétrospectives Fellini (à l’occasion de son centième anniversaire) et Costa-Gavras.
Au cours de cette période de confinement, de nombreuses réflexions ont émergé pour interroger nos habitudes de travail et notre façon de vivre. Partagez-vous ce constat et, si c’est le cas, avez-vous élaboré de votre côté une autre façon de penser et de travailler la programmation et la conservation-valorisation des films à la Cinémathèque ?
Je suis intimement convaincu que la remise en question de soi-même, l’évaluation et l’évolution permanente sont des facteurs cruciaux dans la vie professionnelle. Dans ce sens, je me réjouissais à l’idée d’un corollaire du confinement : celui du recul, de la respiration et de la dés-accélération – conditions préalables à toutes formes d’inventivité. Mais fatalement, les « efforts de la plaine », pour citer Brecht, semblent avoir tendance à prendre le dessus sur les belles envolées réflexives. En tout cas, mon quotidien professionnel depuis le confinement était largement dominé par un management de crise plutôt terre-à-terre. Ceci dit, les impondérables de la pandémie semblent mobiliser des énergies inédites de virtuosité pratique. On tourne les options de report d’événements annulés dans tous les sens, on jongle avec des hypothèses de jauge à une date x ou y, on évalue le futur selon des probabilités et des plans A, B et C. Ce pliage dans tous les sens et sans filet ressemble à un jeu d’origami – mais dans une version perverse créée par Christopher Nolan. Mais j’aime bien le mind-game, je peux m’y adonner avec un plaisir certain.
Pouvez-vous évoquer la collaboration entre la Cinémathèque et la Ville de Luxembourg concernant la formule « Kino um Glacis – Drive & Walk-in » qui se déroulera du 17 juillet au 1er août prochain ?
C’est du gros boulot et tout un engagement depuis des mois, mais c’est surtout excitant. Investir l’espace public par un projet accessible aux grandes foules et décloisonner ainsi le dispositif du cinéma est très stimulant. C’est d’ailleurs une tradition pour la Cinémathèque qui, de longue date, propose du cinéma en plein-air durant l’été. Réanimer et repenser le dispositif du Drive-in, qui est largement tombé aux oubliettes après le pic de popularité des années 50 et 60, revient aujourd’hui presque à une expédition archéologique digne d’Indiana Jones. Il me semble que ce côté vintage du dispositif résonne très bien avec la philosophie d’une cinémathèque. D’ailleurs, pour la projection du Gendarme de Saint-Tropez au Glacis, il y aura des oldtimers et une fanbase portant les uniformes d’époque du gendarme alias Louis de Funès.
Parmi les propositions estivales figurent également une sélection de films réunis sous la thématique Why we love cinema. Ressentez-vous le besoin de défendre aujourd’hui une cinéphilie de la salle, du visionnement sur grand écran, face à la prolifération des canaux de diffusion digitale ?
J’ai ressenti cette déclaration d’amour au cinéma, après la longue séquence de fermeture et de souffrance des salles – au Luxembourg comme partout dans le monde – comme un geste évident, même impératif. J’ai hésité à intituler notre rétrospective « Cinéma mon amour », en référence au film d’Alain Resnais Hiroshima mon amour. Le confinement n’était certes pas un Hiroshima pour les salles, mais un coup très dur. Économiquement, mais surtout symboliquement.
Le confinement a vu l’action Netflix bondir de 35 pour cent. L’équipe de la Cinémathèque a plus que jamais ressenti le besoin de réaffirmer pourquoi on aime, pourquoi on préfère, pourquoi on choisit le cinéma. La cinéphilie est par nature polyamoureuse, et notre programmation d’été Why we love cinema en est le reflet kaléidoscopique, à l’image d’un cristal lumineux à mille facettes.
Nous aimons le cinéma pour son langage universel, pour l’archétype de la femme fatale, pour l’heure de gloire du technicolor, pour ses délices voyeuristes, pour l’hymne à l’anarchie des Marx Brothers, pour le tourbillon de dialogues en rafale dans les films de Howard Hawks, pour les yeux de Bette Davis… Mais surtout : parce que l’expérience en salle ne se réduit pas au simple produit filmique.
Je reste très attaché à la catégorie stimulante de Walter Benjamin des « maisons du rêve collectif » qui évoquent irrésistiblement les théâtres cinématographiques des années 1920. Au cinéma, on rêve collectivement, les yeux ouverts. S’il y a un effet collatéral positif de la pandémie, ce serait celui d’avoir fortifié mon amour et mes réflexes de défense du dispositif de la salle. Ce n’est probablement qu’au moment de la perte, même temporaire, qu’on s’aperçoit que rien n’est acquis dans la vie. Enfant, j’ai d’ailleurs vu le « Cinéma du Parc » – la splendide salle à Differdange que mes arrière grands-parents ont exploitée depuis les années 20 – faire place à un supermarché dans les années 70. Je sais donc de quoi je parle.
En rapport avec la question précédente, quel regard portez-vous sur les canaux de diffusion domestique (VOD, streaming, etc), qui ont pris momentanément le relais du visionnement traditionnel en salles ? Les considérez-vous comme une menace pour la fréquentation des salles ou plutôt comme un supplément ou un complément au travail en salle mené par la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg ?
Je suis moi-même abonné à plusieurs plateformes de streaming – il s’agit donc d’un dispositif que j’utilise et ne condamne nullement. Mais je reste très conscient que le régime spectatoriel de la cinéphile domestique ne s’apparente en rien à l’expérience collective en salle. Le tremblement commun qui parcourt la salle n’est pas reproductible chez soi, sur le sofa. Un exemple actuel : suite à la pandémie du Coronavirus, Google Chrome vient de développer une extension intitulée « Netflix Party » et permettant de regarder « ensemble » un film avec des amis à distance et d’en discuter en direct, grâce à une barre de chat. Il s’agit à mes yeux d’un plagiat et d’un pâle simulacre de l’expérience collective en salle, à la limite du ridicule.
On assiste actuellement à une fulgurante déterritorialisation des lieux et modes de visionnage pour se retrouver finalement dans un no man’s land entre le partout et le nulle part. Ce qui, j’en suis convaincu, ne peut que stimuler l’envie de s’essuyer les larmes collectivement dans les salles obscures ou, pourquoi pas, de se rouler des pelles dans le noir. Et de fréquenter ces hauts lieux de la cinéphilie qui proposent une offre véritablement pensée et éditorialisée, a contrario des algorithmes du type « si vous avez aimé ce film, vous allez adorer tel autre film »...