Si un artiste symbolise le mouvement « Black Lives Matter », c’est bien le peintre afro-américain Kehinde Wiley, car le résumé de son travail pourrait aussi être un slogan : « Black Persons Matter ». Des hommes et des femmes à la peau noire ou marron sont en effet, toujours, les personnages principaux de ses tableaux. Ce sont surtout des anonymes et des gens modestes, souvent choisis dans la rue, qui sont placés dans les postures d’illustres personnages à la peau blanche sortis de chefs d’œuvre anciens. Ils posent avec leurs habits de tous les jours, issus de la culture streetwear, mais dans des encadrements classiques et somptueux. Son message politique1 est clair : décentrer le regard, pour inverser les hiérarchies raciales et sociales, et mettre les Noirs au premier plan. Au centre. En majesté. Autrement dit, par le peintre lui-même : « L’idée qu’un portrait est seulement décoratif ou seulement la représentation d’un individu à un instant, je ne suis pas d’accord avec ça. Je crois que le portrait peut être vraiment révolutionnaire ».
Voici donc la marque de fabrique de Wiley, né il y a 43 ans dans un quartier déshérité de Los Angeles. Sa notoriété aux États-Unis est spectaculaire, pas seulement parce qu’il a réalisé en 2018 le portrait de Barack Obama. Il y est très connu et exposé depuis une vingtaine d’années (plus de trente musées l’ont dans leurs collections), mais beaucoup moins en Europe, et l’exposition que lui consacre jusqu’au 1er novembre le Centre d’art La Malmaison, sur la Croisette à Cannes, vient heureusement combler ce manque.
Avec 24 œuvres, il s’agit de sa plus grande exposition à ce jour en Europe, autour de trois types de créations : les diasporas noires de son projet World Stage, cinq vitraux, et quatre peintures de Tahitiennes. The Three Graces, Bonaparte in the Great Mosque of Cairo ou John Churchill, Duke of Marlborough sont de splendides réussites, très représentatives du travail de Wiley, tandis que les deux hommes de Portrait of a Couple nous regardent de façon saisissante.
Plusieurs vitraux fascinent également, en particulier cette Pietà moderne et masculine qui nous prend à témoin, Mary, Comforter of the Afflicted II, avec ce jeune homme à casquette, bermuda coloré et tee-shirt floqué « BMW Motorsport », qui tient dans les bras un enfant inerte, tous deux étant auréolés. Si les tableaux célèbres dont Wiley s’inspire ne sont pas présentés, même en vignettes, c’est un choix assumé par le commissaire de l’exposition. « Mettre en vis-à-vis deux peintures, c’est comme si l’une n’existait pas sans l’autre. Il y a quelque chose d’un peu condescendant à faire ça. La peinture de Wiley est faite pour se défendre toute seule », explique au Land Numa Hambursin.
Et de fait, la singularité et l’importance de l’artiste sautent aux yeux : sa méticulosité, ses fonds somptueux. Wiley, passé par le Master of Fine Arts de Yale, l’une des formations les plus prestigieuses des États-Unis, affiche une virtuosité technique et un sens du moindre détail d’autant plus remarquables dans des tableaux de grand format. Une qualité qui s’exprime autant dans les visages que dans les fonds colorés, inspirés des wax, ces tissus africains emblématiques portés du Sénégal à l’Afrique du Sud, avec motifs géométriques, plantes ou entrelacs floraux aux dominantes rouges, vertes ou jaunes. Le tableau où des spirales viennent entourer les jambes et les bras des deux hommes, renvoyant au bracelet que porte le plus jeune, est particulièrement convaincant.
Alors que le vestiaire est typique d’une mondialisation standardisée, ces fonds sont le signe de racines africaines. On pense alors au peintre de Kinshasa JP Mika, un peu plus jeune que Wiley : formé dans les ateliers de Chéri Chérin et Chéri Samba, il connaît un succès grandissant, surtout depuis l’exposition Beauté Congo à la Fondation Cartier, avec ses portraits ou autoportraits joyeux aux fonds foisonnant de couleurs éclatantes. Au chapitre des rapprochements, on pense aussi à Gilbert & George, pas seulement parce que Wiley revendique son homosexualité, mais aussi pour l’usage du vitrail. Puis, évidemment à Gauguin pour la série des Tahitiennes, des « femmes nées hommes qui se définissent dans cette identité en transition, respectée en Polynésie depuis des temps immémoriaux ».
Que Wiley ne soit pas plus connu hors des États-Unis interroge, d’autant qu’il travaille désormais à Brooklyn, Dakar et Pékin et que ses œuvres sur les diasporas noires dépassent le contexte politique américain. Sa marque artistico-politique rencontre en tout cas un écho évident en France, après l’exposition Le modèle noir à Orsay (voir d’Land du 31 mai 2019) et les manifestations qui ont suivi les décès d’Adama Traoré et de George Floyd. Sans compter, en cette rentrée, l’indignation générale due à la représentation de la députée noire de Paris Danièle Obono en esclave dans Valeurs actuelles.
Mais le travail de Wiley « n’est pas seulement politique », tient à souligner Numa Hambursin, « il veut aussi s’inscrire profondément dans la grande histoire de l’art ». « On lit souvent que sa mère l’a emmené très jeune dans les musées, où il a été choqué par l’absence de corps noirs dans les tableaux », résume le directeur du Pôle art moderne et contemporain de Cannes. « C’est tout à fait vrai, mais c’est la moitié de l’histoire. L’autre, c’est l’amour qu’il a ressenti pour la beauté et la poésie de ces tableaux. Et il a une connaissance intime de ces chefs d’œuvre, de Gainsborough, Reynolds, de la peinture française du 18e siècle… Il dit souvent que quand on est Noir, on nous oblige à être politique, pas à être poétique. Il veut l’être aussi ».