Vendredi 15 mars, le juge d’instruction Stéphane Maas croyait avoir définitivement tourné la page du dossier de la Sella Bank, de deux de ses anciens dirigeants et de trois fonds d’investissement des Îles vierges britanniques (BVI), Global Alpha Star, Premium et Doxa, totalisant des montants de plus de 600 millions de dollars. Le dossier pourtant n’évolue pas comme il le souhaitait et de vieilles affaires remontent à la surface.
Les fonds ont pourtant quitté depuis près de dix ans le Luxembourg pour la place de Chypre, mais ils restent au cœur d’une autre bataille judiciaire, tant au grand-duché qu’à l’étranger pour savoir qui en sont les véritables bénéficiaires économiques : l’homme d’affaire russo-israélien Arcady Gaydamak ou une fondation religieuse, FundaciÓn Dorset, prétendument alimentée par les fonds de la diaspora juive d’Amérique latine ? En marge de cette affaire s’en greffe une autre mettant aux prises des intermédiaires financiers luxembourgeois sur les montants des commissions de gestion de ces fonds de placement qui ont servi à recycler des millions de dollars dans les banques luxembourgeoises.
« Il n’y a pas d’indices de culpabilité permettant d’inculper MM. B. et I. du chef de faux et d’usage de faux », écrit le juge Maas dans un courrier daté du 15 mars que le Land s’est procuré. « Par conséquent, ajoute-t-il, le soussigné ne procédera pas à leur inculpation ». Les deux banquiers, limogés en 2003 de la banque IBL, devenue plus tard Sella Bank puis Banque Miret, sont accusés d’avoir falsifié des documents bancaires (dont des certificats d’actions) pour brouiller l’identité des bénéficiaires des trois fonds d’investissement exotiques. Au centre de l’affaire politico-judiciaire de l’Angolagate, du nom d’un trafic d’armes avec l’Angola, sur fonds de rachat de la dette de l’Angola par la Russie, les clients avaient cherché à dissimuler leurs noms derrière une multitude de sociétés écrans dans des juridictions offshore en s’achetant la complicité des banquiers de Sella, mais aussi de la Banque Alcor, qui a d’ailleurs implosé après cette affaire. Ces banquiers seraient toutefois l’arbre qui cache la forêt. Après que la justice se soit intéressée au volet financier de l’Angolagate et ait retrouvé la trace de l’argent au Luxembourg, il a fallu une nouvelle fois ruser pour les protagonistes pour apporter la preuve de la légitimité de leur fortune, berner les juges et lui trouver un nouveau havre. C’est à ce stade qu’aurait été mise en scène l’histoire de la fondation religieuse Dorset, gérée par les relais de Gaydamak au Luxembourg, que ce dernier accuse aujourd’hui d’escroquerie.
Les montages fiduciaires furent si complexes qu’il est devenu aujourd’hui un casse-tête, pour ses propriétaires eux-mêmes, de prouver à qui l’argent appartient vraiment. B., qui fut administrateur-délégué de Sella Bank avant de s’en faire licencier, a reconnu lors de ses interrogatoires à la police judiciaire que Gaydamak, mais aussi un autre oligarque, Vitaly Malkin, qui apparaît aussi dans la négociation de la dette angolaise, se cachaient bien derrière les fonds des BVI. Si Malkin a pu récupérer son argent, Gaydamak n’a mis la main que sur une partie du sien. Le banquier a aussi raconté aux enquêteurs comment l’argent était arrivé au Luxembourg au début des années 2000 : Sella a assuré l’administration centrale des fonds après la défection de la firme Maitland Luxembourg. La gestion des fonds était faite, comme le prévoit la réglementation sur la gestion collective, par des sociétés différentes, également situées dans les BVI. Elles appartenaient intégralement à deux intermédiaires financiers du Luxembourg, G. et K., dont les noms sont cités dans les rapports de police.
Dans les coulisses de la Cité judiciaire, c’est un bras de fer que se livrent désormais le cabinet d’instruction et le Parquet sur ce dossier Sella Bank et ses multiples facettes, comme si le ministère public tenait une séance de rattrapage, parce que c’est le Parquet lui-même qui avait ordonné en 2005 le déblocage des fonds. Officiellement, les autorités soutiennent que c’est en raison des balbutiements de la justice israélienne que l’enquête a avorté. Mais les hésitations de la justice luxembourgeoise sur un dossier mettant en cause une partie de l’establishment luxembourgeois pourrait aussi être une explication de ce capotage judiciaire. Le volet blanchiment a assurément disparu des écrans radars de la justice. Devant les tribunaux, on ne parle plus que gros sous. En 2005, personne en tout cas ne s’attendait à la relaxe aussi rapide des fonds Doxa, Premium, Global Alpha Star. Elle interviendra pourtant à la suite des recours d’un avocat luxembourgeois qui n’en croit toujours pas ses yeux : « Je fus très surpris que l’argent soit débloqué, car il y avait vraiment des doutes sur la recevabilité des recours », explique-t-il au Land. Les bizarreries de l’enquête se sont succédées depuis neuf ans sur fond d’un turn-over impressionnant d’avocats.
Le substitut du procureur d’État Marc Schiltz s’oppose donc aujourd’hui à ce que la page Sella se ferme si facilement, comme s’il y avait là une revanche à prendre sur le passé. Le magistrat avait d’ailleurs déjà demandé l’année dernière au juge d’instruction de réexaminer un certain nombre des pièces du dossier avant de trancher pour un non-lieu, auquel il s’opposait, mais Stéphane Maas ne l’a pas jugé nécessaire. Le juge a tout de même reconnu que certaines pièces n’avaient pas été classées correctement. Dans ce dossier, on n’est plus à une anomalie près. Il en est bourré. Le cabinet d’instruction aurait d’ailleurs voulu clôturer avant même la remise d’un nouveau rapport de la Police judiciaire en janvier dernier, selon des affirmations d’un proche du dossier. Comme si les dès étaient jetés d’avance. Ce n’est pas la première fois non plus que le juge Maas a voulu mettre un point final à l’enquête qui avait démarré en 2008, après deux plaintes, dont une de la Sella contre ses anciens cadres : en 2009, le magistrat en avait demandé la clôture en arguant la prescription. Il se fit rappeler à l’ordre par la Chambre du Conseil en décembre 2009, suite à un recours d’une des parties civiles réclamant un complément d’enquête. Car toutes les parties n’avaient pas été entendues à l’époque et on reprochera aux enquêteurs d’avoir été un peu indulgents avec les principaux protagonistes de l’affaire. Le dossier est donc revenu à la PJ, mais la commissaire qui en fut en charge considérera dans son rapport de janvier 2013, qu’il n’y a pas d’indice de culpabilité et surtout, que l’élément intentionnel manquerait dans le chef de B. et I. De plus, ils ne se seraient pas enrichis. Donc, pas de quoi en faire un fromage à ses yeux.
Il y eut au préalable d’autres plaintes venues se greffer aux premières, mais qui furent chaque fois balayées d’un trait de plume. Dans un mémoire de février 2008 à la Chambre du conseil, les avocats de Global Alpha Star et Premium, Marc Elvinger et Patrick Kinsch parlaient d’une « instruction entièrement déléguée à la police judiciaire… et conduite entièrement à décharge » et s’étonnaient d’ailleurs que l’enquête ait été confiée au département anti-blanchiment plutôt qu’à la section économique de la PJ, comme c’était initialement prévu. « Les enquêteurs ont travaillé avec une étonnante rapidité », écrivaient-ils, ajoutant que leur rapport était « entièrement favorable aux personnes mises en cause », à savoir B. et I., mais aussi « à ceux qui leur sont proches ». Les avocats citaient alors les noms de financiers G. et K., dont l’enquête policière « a eu le mérite de dégager le rôle actif ». D’autant que l’un d’eux ne disposait pas des autorisations nécessaires auprès de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) pour réaliser de telles opérations. Elvinger et Kinsch s’inquiétaient déjà en 2008 que la justice prononce un non-lieu à l’égard des deux ex-cadres de Sella et choisisse de ne pas poursuivre K. et G. Ces derniers avaient mis en place, contre des commissions, les structures des fonds d’investissement et leurs noms se retrouvent d’ailleurs dans les sociétés de gestion de fonds. Et comme leur ancien client Gaydamak, ils cherchent eux-aussi maintenant à récupérer une partie des commissions de gestion sur Premium, Doxa et Global Alpha Star. Mais, ils ont des rivaux qui réclament leur part du gâteau.
Les plaintes avec constitution de partie civile, qui n’en finissent pas de faire des ronds dans l’eau, masquent la principale anomalie de cette affaire depuis ses débuts en 2004 : le Parquet n’avait jamais ouvert d’information judiciaire après qu’on ait découvert qu’une partie de l’argent de l’Angolagate s’était réfugiée dans les banques du grand-duché. Saisi provisoirement à la demande des autorités israéliennes qui n’enverront curieusement aucune commission rogatoire internationale à Luxembourg, ce qui aurait permis au moins d’y conserver les fonds au chaud. La question de leur appartenance reste donc toujours entière et fait l’objet d’un marathon interminable devant les tribunaux de Luxembourg, de Nicosie et même de Jérusalem. Un vrai bras de fer entre Gaydamak d’un côté et les ayants droit de la fondation Dorset. Deux des ex-associés de Gaydamak, Pierre Falcone et Vitaly Malkin occupent des rôles de guest-star dans le film.
Retour dans le présent : le Parquet a relevé appel mardi 19 mars contre la décision de clôture du juge Maas. La Chambre du Conseil devrait statuer dans les six semaines. On saura alors si B. et I. comparaîtront devant un tribunal correctionnel pour la falsification présumée de documents bancaires et si le voile sera enfin levé sur leurs complicités et le réseau financier qui était derrière eux. Dans l’hypothèse inverse, les deux banquiers seront blanchis et ce reliquat luxembourgeois de l’Angolagate devrait être définitivement enterré. L’enjeu est important.
Cette affaire replonge dans le Luxembourg des années 2000. L’enquête judiciaire que le Parquet voudrait désormais voir menée jusqu’au bout, ramène pourtant à l’actualité chaude, puisque certains de ses acteurs apparaissent dans des dossiers qui occupent actuellement les membres de la commission d’enquête parlementaire sur le Srel : Vitaly Malkin, Arcady Gaydamak, l’ancien ministre des Finances de la fédération de Russie Alexey Kudrin, qui fut le relais des deux premiers pour la négociation de la dette de l’Angola, le marchand d’arme français Pierre Falcone. Des dossiers dans lesquels forcément le Service de renseignement fut impliqué et a fortiori, l’ancien chef des opérations Frank Schneider. Ce dernier apparaît dans le dossier Gaydamak/Sella dès 2004. Il n’y a rien là d’anormal en raison du rôle que les services de renseignement israéliens jouèrent à l’époque dans le repérage de l’argent. Frank Schneider, sous sa casquette d’enquêteur privé, n’a pas lâché le morceau. On le retrouve aujourd’hui aux côtés de Gaydamak et d’intermédiaires financiers luxembourgeois pour les aider à recouvrer leur argent et surtout démontrer qu’ils en sont les propriétaires légitimes. Pour autant que l’ancien responsable du Srel ne dévoile pas des informations relevant du secret professionnel liées à ses fonctions antérieures, il n’y a rien à redire sur le plan de la légalité sur ses liens avec Gaydamak. Sauf que ce dernier n’est sans doute pas l’homme qui laissera passer pareille occasion pour mettre davantage en avant les qualités de Frank Schneider comme ancien responsable du Srel que celles d’un enquêteur désormais passé dans le privé pour servir sa cause. Qui plus est, Schneider a travaillé main dans la main avec la PJ et l’ancien commissaire Pierre Kohnen sur plusieurs dossiers de blanchiment, notamment ceux de l’Angolagate. Bien qu’il ne s’en souvienne plus, Kohnen a aussi eu à faire avec des dossiers des fonds mal acquis d’autocrates africains, dont Pascal Lissouba et Sassou Nguesso. André Kemmer aussi, le troisième homme du Srel avec Marco Mille et Frank Schneider à être dans le collimateur de la Commission d’enquête, a travaillé pour la Cellule de renseignement financier. Et des fuites se sont produites dans plusieurs dossiers traités par la PJ qui ont ensuite atterri dans les mains du Srel.
Il est avéré que Gaydamak avait invité à la mi-janvier 2012 dans un restaurant de Tel-Aviv Frank Schneider, mais aussi un de ses anciens intermédiaires financiers luxembourgeois à participer à un face-à-face avec les avocats de Falcone et de Malkin. Il fut évidemment question de gros sous et d’arrangements sur fonds de chantage pour en finir définitivement avec l’Angolagate. Des noms seront cités dont celui de Kudrin, proche de Malkin, qui contribua d’ailleurs quelques années plus tôt, à débloquer l’accord de non-double imposition entre Moscou et Luxembourg pour ouvrir de nouveaux marchés à la compagnie Cargolux. Et c’est grâce à Malkin que l’ancien ministre de l’Économie Jeannot Krecké, LSAP, pourra rencontrer Kudrin dans un club de jazz à Moscou.
En marge de l’enquête judiciaire ouverte en décembre dernier sur des écoutes non-autorisées du Srel, le Parquet luxembourgeois porte un regard nouveau sur le réseau des intermédiaires financiers qui ont traité avec l’oligarchie russe et les dirigeants africains, dont beaucoup incarnaient la Françafrique. La justice pourrait ainsi s’interesser de près à leurs relais dans la classe politique luxembourgeoise et, peut-être aussi, l’utilisation du Service de renseignement au Luxembourg. Dans une note du 15 avril 2004 qu’il adressa au Parquet et à Carlos Zeyen, alors encore le patron de la Cellule de renseignement financier, le commissaire Pierre Kohnen rapportait des informations classées « top secret » par Yachbal, la police judiciaire israélienne. L’enquêteur parlait de l’existence des fonds ouverts à la Sella et chez Alcor liés à Gaydamak par l’intermédiaire d’hommes de paille, notamment le banquier moscovite Alexandre Babayan, l’ex-directeur adjoint du Mossad Avi Dagan, et un certain Zeev Zacharin, général en retraite. « Il apparaît que Gaydamak et Zacharin vendent des armes au Congo », notait Pierre Kohnen, ajoutant que « c’est Gaydamak qui a introduit Zacharin aux Angolais » et que ce dernier « vendrait des armes aux rebelles angolais pour son propre compte (et) aurait de même vendu des armes au Sierra Leone ». La note indiquait aussi que Gaydamak était en possession des cartes de visite de I. et B., mais aussi d’une autre cadre de la Sella, fille d’un général de l’Otan, que l’on va retrouver par la suite chez Malkin, avant que ce dernier ne la limoge en 2009, en même temps que son avocat et son conseiller financier, le même qui avait servi au Luxembourg Gaydamak pour gérer ses fonds d’investissement.
Dans ces circonstances, il ne faut donc pas s’étonner si le Parquet s’entête à vouloir faire comparaître devant un tribunal correctionnel les deux ex-banquiers de la Sella, et espérer peut-être ainsi remonter les réseaux et intermédiaires qui se dissimulent encore dans les coulisses.