d’Lëtzebuerger Land : Le Greco, groupe d’États contre la corruption du Conseil de l’Europe, finalise cette semaine son rapport d’évaluation sur la corruption notamment dans la classe politique, la fonction publique et la magistrature au Luxembourg (lire ci-dessous). Êtes-vous en mesure de dire aux experts, comme le laissent penser certains discours de la classe politique, qu’il n’y a pas de corruption ni de problème d’intégrité de la classe politique ni des milieux d’affaires au Luxembourg ?
Robert Biever : Jamais, je ne dirais qu’il n’y a pas de corruption. Ce risque existe toujours, mais en raison du caractère secret de l’entente entre celui qui corrompt et celui qui est corrompu, nous sommes confrontés à un problème de preuve. Je ne dirais pas que les fonctionnaires sont malhonnêtes, mais on ne peut pas prétendre non plus que tout baigne dans l’huile. Nous suivons toutes les affaires qui ont un relent de corruption. Toutes les affaires !
Combien y en-a-t-il en instance ?
Il y en a cinq, dont une impliquant une centaine de personnes1, qui sont en cours d’instruction. Nous avons également des affaires d’immixtion et de trafic d’intérêt qui sont relativement nouvelles. Il faut dire que notre législation a été mise au niveau des critères internationaux. Le problème reste toujours, pour nous, d’avoir connaissance des faits. Je ne soupçonne d’ailleurs pas autrement telle ou telle administration, mais la tentation est là.
Comprenez-vous le sentiment mitigé du grand public et même aussi des milieux d’affaires sur l’issue de l’enquête préliminaire après les accusations d’extorsion dans l’affaire de Livange/Wickrange qui a été classée ? Les enquêteurs semblent tout de même avoir manqué de pugnacité.
J’ai beaucoup de peine à partager votre point de vue. Je ne pense pas que les enquêteurs aient manqué de pugnacité. Tout le monde a été entendu et confronté avec chaque fait de l’affaire. Le problème fut de savoir si, au cours d’une matinée, le ministre Krecké a dit au promoteur Guy Rollinger que s’il ne renonçait pas à son autorisation, il subirait des conséquences néfastes. Il y avait lieu de vérifier si de telles affirmations ont été proférées et la preuve n’en a pas été rapportée. Il n’y avait pas de preuve. Dans n’importe quelle autre affaire, on n’aurait pas engagé de poursuites par rapport à de tels faits. Il se posait en l’occurrence la question des preuves et non celle de la personnalité des suspects ni de l’importance matérielle de l’affaire, qui était certes incontestable.
La question n’était-elle pas aussi celle des exigences en matière de preuve. La justice a-t-elle toujours été aussi exigeante dans d’autres affaires ?
La question de la preuve se pose dans toutes les affaires pénales. Il s’agit d’une question essentielle inhérente à l’État de droit. On n’est plus à l’époque de l’Inquisition. Ce n’est pas forcément sur le plan pénal que la personne qui se prétend être victime des agissements d’autrui pourra trouver satisfaction. Si Monsieur Rollinger estime qu’il a été trompé par les opérations qu’il dénonce, qu’il a subi un dommage et que l’État a commis des fautes, c’est le prototype même de l’affaire civile.
Il y a une autre enquête qui concerne Flavio Becca pour abus de bien sociaux. Où en êtes-vous ? Les préventions ont-elles été élargies à d’autres infractions ?
Nous en sommes toujours, à l’heure actuelle, dans le cadre de l’abus de biens sociaux. L’affaire est auprès du juge d’instruction et l’instruction avance normalement.
La criminalité financière est un point faible du Luxembourg. Vous l’avez souvent écrit. Question un peu ésotérique : lorsqu’une firme se fait voler des documents confidentiels, ne porte pas plainte, que les médias en parlent et que ces pièces montrent, au-delà du fait répréhensible du vol, qu’il a pu y avoir un usage répréhensible des montages juridiques, comme de la fraude fiscale, ce qui explique l’absence de plainte : que font les autorités de poursuite ?
Dans toutes les affaires d’escroquerie, l’escroc est très ingénieux et l’escroqué n’a jamais bonne mine. Celui qui a été escroqué n’a pas été malin et n’a pas pris toutes les mesures de précaution qu’il aurait dû prendre. Sur la place financière, il y a certainement des personnes qui préconisent de ne pas faire trop de tapage ni de vagues autour de ces affaires et qui veulent faire croire au caractère serein de cette place. Je ne suis pas sûr d’ailleurs que ce soit de l’intérêt bien compris de la place financière.
Le Gafi2, par exemple, considère que compte tenu de l’importance de la place financière, une partie des sommes qui y sont gérées ne sont pas très propres. Le problème résulte du fait que les infractions par lesquelles on s’est procuré, le cas échéant, cet argent n’ont été que très rarement commises au grand-duché, cet argent ayant transité par différents canaux à Luxembourg, qui ne sont pas forcément illégaux. Par ailleurs, il y a beaucoup d’argent ici appartenant à de grands groupes internationaux, présents au Luxembourg parce qu’ils paient moins d’impôts en vertu d’accords internationaux et de traités de non-double imposition négociés entre gouvernements et approuvés par les parlements. Ces sociétés profitent de l’application de la loi et de ces accords fiscaux.
On constate aussi des abus dans l’utilisation des structures et des traités, que ni le législateur ni le gouvernement n’ont sans doute voulus, à moins d’avoir été trompés. Ne serait-il pas justement utile que la justice lance des signaux à l’étranger pour montrer que ce n’est pas acceptable ?
Ne pas payer ses impôts, frauder, cela relève bien sûr de l’infraction, en plus d’être une faute morale. Je ne suis pas de ceux qui banalisent la fraude fiscale et qui voudraient la ramener au même niveau, par exemple, qu’un stationnement illicite.
La fraude Madoff n’est pas qu’une affaire américaine. Des banques à Luxembourg ont caché des informations aux investisseurs et permis la fraude, si elles ne l’ont pas amplifié. Ce type d’escroquerie est-il réprimé comme il se doit au Luxembourg ?
Dans les affaires des banques islandaises, nous avons joué tout à fait notre rôle et les autorités étrangères nous en ont d’ailleurs félicité. Ceci étant, et je l’ai souvent dit, pour les affaires très importantes, nous sommes fort mal équipés, en personnel et en qualifications, en dépit du renforcement des effectifs du Service de police judiciaire de la Police grand-ducale.
Y-a-t-il toujours autant de prescriptions ?
Il y en a moins, mais il y en a encore beaucoup. Certaines affaires ne sont pas traitées. Des efforts de rationalisation et de communication ont été faits en ce qui concerne l’évacuation des affaires qu’il y a lieu de traiter prioritairement entre le Service de Police judiciaire, les Parquets et les juges d’instruction. Dans beaucoup d’affaires de faillites de sociétés par exemple, on note de graves infractions sous-jacentes qui requerraient une analyse de toute la comptabilité des entreprises. Et là, même les curateurs ne sont pas équipés pour le faire. Il y aurait d’ailleurs une sérieuse réflexion à faire sur cette profession.
La priorité, c’est donc toujours les affaires internationales et l’entraide ?
Oui. Lorsque j’entends dans les enceintes internationales des critiques sur les délais de traitement de l’entraide au Luxembourg, je prends systématiquement la parole pour demander qu’on me cite des exemples concrets. Or, depuis plusieurs années, on a beaucoup de peine à l’étranger de citer des exemples de demandes d’entraide judiciaire qui seraient exécutées tardivement. De telles critiques sont dépourvues de fondement et profondément injustes.
Le taux des peines, obsolète, est un sujet qui vous tient à cœur. Le code de procédure pénal doit être revu et adapté. Comment évoluent ces dossiers ?
Un groupe de travail comprenant des magistrats, des Parquets, des juges d’instruction, des juges du fond, des avocats et des policiers travaille très activement pour élaborer des propositions de textes, entre autres, sur l’accès par les avocats au dossier pénal, l’assistance des prévenus par les avocats, la transaction pénale, la protection des victimes d’infractions, etc. Ces propositions sont soumises au ministre de la Justice qui apprécie la suite à y donner. La réforme de l’exécution des peines présente certainement des difficultés, mais je reste d’avis qu’il faudra judiciariser l’exécution des peines. Faudra-t-il deux degrés ou un, avec une structure plus souple dans le cadre de laquelle les premières décisions seront prises ?
Venons-en à la réorganisation de la justice. Le ministre de la Justice annonce du concret pour cet automne : Création d’une cour suprême et d’un conseil national de la magistrature, indépendance de la justice qui supposent des modifications de la Constitution. Comment voyez-vous votre rôle ?
Nous sommes très certainement à l’heure actuelle le seul pays où le ministre de la Justice concentre en fait tous les pouvoirs de nomination. En France, le Président de la République en a beaucoup moins. C’est une situation qui n’est pas normale en droit. Que le ministre n’exerce pas ou n’exerce que tout à fait exceptionnellement ces pouvoirs importe peu. Il faut que le droit corresponde bien à la réalité. Rappelons-nous qu’en raison d’une lecture très littérale des dispositions de la Constitution sur le rôle du Grand-Duc, le Luxembourg a été régulièrement mal noté dans le classement des pays démocratiques. Si vous lisiez la Constitution, vous aviez l’impression que le Grand-Duc détenait tous les pouvoirs, alors que la pratique était différente. C’est un peu la même chose pour ce qui est des pouvoirs du ministre de la Justice en matière de fonctionnement de la justice en général et de la nomination des magistrats en particulier. Il faut adapter le droit au fait.
Il faut aussi davantage ouvrir la justice. Beaucoup d’efforts ont été accomplis ces dernières années, mais la justice est, au plein sens du mot, un service public. Les citoyens doivent pouvoir s’y retrouver. Voilà pourquoi le conseil national de la justice ne devrait pas être constitué exclusivement de magistrats, sans quoi nous risquons le corporatisme.
Il faut également que l’on puisse, par l’intermédiaire de la société civile, écouter l’opinion de celle-ci sur la justice, même si cette opinion ne saurait, bien entendu, avoir une incidence sur les décisions prises par les juridictions. L’on ne peut pas évoluer en vase clos.
Vous dites que la justice doit être à l’écoute de la société civile. Pourquoi ne pas mettre en place des évaluations régulières de la justice à travers des enquêtes sur la satisfaction et la confiance des gens dans la justice ou un système d’évaluation, inexistants au Luxembourg, le dernier rapport du Conseil de l’Europe l’a d’ailleurs signalé.
Le dernier rapport du Conseil de l’Europe sur l’évaluation des systèmes judiciaires est plutôt favorable au Luxembourg.
C’est vrai, mais il signale que le système d’évaluation est inexistant. Il n’y a pas non plus d’obligation d’informer les justiciables sur les délais prévisibles de la procédure.
Nous sommes en train de faire un grand travail dans le domaine des statistiques. Jusqu’à présent, nous ne disposions pas de véritables statistiques. Il n’y avait que des chiffres concernant la gestion administrative des dossiers. À partir du moment où vous avez un outil statistique fiable, vous disposez de l’une des prémisses pour vous évaluer vous-même et pour déterminer vous-même combien de temps vous prenez pour traiter tel type d’affaire. La qualité de la justice est un sujet très délicat. La justice populaire, bien aimée par les gens, n’est pas un critère. Il faut une justice qui soit acceptée, une justice humaine, par exemple dans la manière de gérer et de tenir des audiences. Le fait d’ailleurs que la presse soit présente aux audiences a fait changer beaucoup de choses. Dans le cadre de la réforme de l’organisation judiciaire, une commission élaborant un code de déontologie des magistrats a été instituée. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a beaucoup de chantiers en cours.
Où en êtes-vous dans ce code de déontologie des magistrats, un point sur lequel les experts du Greco sont particulièrement sensibles ?
Il existe une version préliminaire du code qui a été envoyée à tous les magistrats, lesquels peuvent encore faire des observations quant à ce texte. Des efforts ont été faits, comme l’informatisation du bâtiment, la réforme de la formation des jeunes magistrats – nous avons d’ailleurs recruté en septembre treize attachés de justice. Il reste cependant incontestablement des efforts à faire. Pour paraphraser un homme politique français, je dirais que la pente est raide et longue.
Les questions du Greco
Le Groupe d’États contre la corruption finalise au Luxembourg une évaluation sur la corruption des parlementaires, des juges et des procureurs. Le rapport est attendu pour 2013. Les experts du Greco s’intéressent, entre autres choses, au registre des déclarations des activités professionnelles et rémunérées des députés et des soutiens financiers du secteur privé , mis en place en septembre 2011 précisément à la demande du Greco. En mai dernier, aucun soutien de source privée n’avait été signalé dans le registre et la régularité de sa mise à jour ainsi que la pertinence des informations à mettre dans les « fichiers » sont sujets à des questions. Les experts ont d’ailleurs demandé des précisions à ce sujet lors de leur visite cette semaine. Ils se sont aussi interrogés sur la prise en compte, dans le registre, des apports en nature comme les frais de voyage ou la participation à des évènements pris en charge par les gentils donateurs. Ils avaient enfin des questions sur l’absence de règles particulières, outre le code pénal sur la corruption, concernant les cadeaux. Concernant la corruption dans la justice, les évaluateurs ont demandé des précisions sur l’avancée des travaux sur le code de déontologie et son contenu (bien sûr aussi sur l’évolution du projet de réorganisation de la justice, pour la rendre indépendante en droit de l’Exécutif). « Nous ne nous contenterons pas de savoir qu’il y a un code de déontologie, nous en discuterons le contenu », a souligné Christophe Speckbacher, chef de section du secrétariat Greco, lors d’une conférence de presse.