On ne sait plus exactement ce qui avait poussé à l'appeler comme ça, elle devait avoir cinq ans, Pauly. Mais cela lui va bien, elle connaît l'ordre et le désordre des choses. Aujourd'hui on dit Paouli, « hei ass Paouli ».
Elle amasse, elle déchire, elle coupe, elle coud. Puis elle recule et regarde, Simone Pauly s'occupe des peaux et des formes, elle voyage volontiers dans le mou, le propre de l'homme. Mais elle sait aussi détecter les ingrédients d'un plat, comment il a été préparé, s'enthousiasmera pour une poignée de porte, la place d'une pâte de verre, le moelleux d'une frite, le pliage d'une serviette, la chute d'un pli. Ou les raisons d'une couleur. Ces menus foudroiements qui immobilisent soudain un geste, coupent un éclat de rire.
Quelle est la motivation d'un vêtement ? D'abord pour embellir, avantager, et pour protéger, organiser. Supporter le chaud et le froid des intempéries, les poches, les doublures, la forme profonde. Un jour, une robe d'été des années trente mangée par les mites, s'impose à elle. Boutons de porcelaine, une qualité de mouvement qui se rappelait ouvertement le trajet en bicyclette, de mollets éventés. Quelqu'un de raisonnable aurait jeté la robe sans cérémonie. Simone Pauly a parsemé de feuilles vertes brodées les endroits vides. Deux guerres et plusieurs générations de mites n'ont pas réussi à décomposer la robe.
« L'armée est imbattable pour la qualité de ses vêtements, dit Pauly, ils sont irréductibles. Le prêt à porter perd ses boutons dans les jours qui suivront, les coutures fichent le camp après le deuxième lavage, mais l'armée choisit un tissu qui survivra à vingt ans de brousse. Un manteau que j'avais trouvé dans un stock était imperméable. Pour les besoins du théâtre, il fallait qu'il ait l'air d'avoir vécu. Je l'ai fait bouillir, je l'ai essoré deux fois dans la machine à laver, il était toujours imperméable. Ou un ciré qui n'arrêtait pas de briller. Je l'ai lavé, poncé. Rien du tout, ce vêtement caoutchouteux ne perdait pas son aspect raidillon. ª
Au sortir de son école, fraîchement diplômée designer, elle s'en était allée à Bielefeld dans une des fabriques du Dr.Oetker dessiner des manteaux. Avec une conviction inébranlable, elle allait faire prendre goût aux manteaux de confection. Le produit serait beau, juste et pas cher - l'industrie n'a pas vraiment plié sous Pauly. Mais elle, elle a parfaitement emmagasiné comment des manteaux d'astrakan, reconnaître les fermetures et noyer de fruits ses proches dénoyautant sous prétexte de Quetschekraut. Elle répugne, fléchisseuse, rotateuse à se servir d'autre chose que de ses mains.
Les doigts furtifs, la mauvaise humeur à fleur de peau, Simone Pauly explique : « La sélection d'un matériel résistant demeure le travail d'un designer. C'est une recherche qui demande surtout une connaissance technique. »
Un autre jour, il a été question d'emménager. La pièce était haute, les meubles disparates, les couleurs sans point commun. Mais disposant de kilomètres de drap et d'une agrafeuse, tous les meubles ont été poinçonnés de lin blanc, en un après-midi de 1973, rideaux, plafond et comme cela ne suffisait pas à satisfaire la rage créatrice, les murs ont été tendus de toile de jute nuitamment. Pauly, pour retrouver l'exact bleu-gris du carrelage sur son pinceau, touillera la couleur dans son pot, jusqu'à ce qu'elle rende grâce.
« D'autre part, dira-t-elle, nous avons la métamorphose pour impressionner l'ennemi ou la belle, telle la roue des paons ou le dressement des poils de chat. Les primates par exemple, ont les poils des épaules qui s'élèvent pour paraître plus impressionnants. D'où les épaulettes, les officiers sont les plus importants, portent par conséquent les plus larges. Chaque fois que les femmes ont dû prouver leur présence lors de la dernière guerre, les vestes ont eu les épaules les plus larges de l'Histoire, puis en 1980, les power women qui ont toutes dû devenir manager, portant tailleurs, bien qu'avec jupe courte, la carrure des épaules était trois fois plus large.
C'est un exemple, comme les animaux qui s'en vont au combat avec des couleurs qui claquent ou le brillant qui accroche le regard. La naissance d'une mode fonctionne selon une hiérarchie, les imitateurs les plus primaires copient sans adapter, le modèle sans la taille, en quelque sorte. Quand je travaille pour un groupe de gens, je tente de montrer leur lien dans un dégradé de coloris. J'ai aussi utilisé les protections du sport. Pour épaissir une silhouette de danseuse, j'en ai fait une Ninja Turtle. »
Le tambour de la machine à laver cogne, puis Pauly reprend après un moment de réflexion. « Les générations qui grandissent ne connaissent pas la valeur du costume. Un costume que l'on transmet d'une génération à l'autre avec le symbolisme que cela véhicule, n'est plus de mise. Sauf pour les groupes qui ont des codes. Ils se transmettent leurs habits, tels les rockers - veste en cuir râpé d'un aîné que l'on hérite. Dans la pièce pour laquelle je travaille, un manteau qui tombait en lambeaux laissait entrevoir sa doublure, ce qui lui donnait une allure de traîne, quelque chose de majestueux dû à sa décomposition. Le leader du groupe meurt et son second hérite du manteau. ª
Simone Pauly ne fait aucune différence entre un vêtement fraîchement dessiné, puis réalisé et une pièce trouvée à Bruxelles parmi les couches sociales mélangées d'une grande cité. Pour elle, le vêtement n'a d'autre intérêt que de servir l'histoire qu'elle a conçue autour. Sauf que les vêtements recyclés sont porteurs d'histoire personnelle, de souvenirs qu'ils colportent.