Difficile de ne pas relever la coïncidence médiatique. Mi-avril, le lendemain même de la parution dans le Land d’une interview d’Antoine Deltour, l’ex-collaborateur de PWC Luxembourg à l’origine du scandale LuxLeaks, Hervé Falciani, ex-cadre de HSBC Suisse dont le vol de données a débouché, au bout de six ans, sur l’affaire SwissLeaks intervenait sur France 2 dans le cadre de la promotion de son livre Séisme sur la planète finance. Les deux hommes étaient apparus ensemble début mars à Paris à la tribune d’une manifestation de soutien aux « lanceurs d’alerte », noble terme sous lequel ils tiennent désormais à être désignés.
La tentation est grande de faire un rapprochement entre les personnages. Tous deux de nationalité française, employés tous deux dans un pays étranger voisin où le secteur financier tient une place prépondérante, ayant tous deux dérobé des documents révélant les pratiques de grandes sociétés et clamant tous deux leur désintéressement, une motivation essentielle pour pouvoir les qualifier de « whistleblowers ». Deltour déclare ainsi « depuis le début, j’ai agi par conviction, pour mes idées » (Libération du 14 décembre 2014) tandis que Falciani prétend « faire œuvre utile pour la communauté».
En réalité les affaires dans lesquelles ils sont impliqués, même si leur impact est comparable, sont très différentes. Mais surtout les personnalités, les motivations et les comportements des deux protagonistes n’ont rien de commun. Lors de la conférence donnée au CarréRotondes le 16 avril, Antoine Deltour, plutôt mal à l’aise, n’a eu de cesse de faire profil bas, comme dans son interview paraissant le lendemain au Land. Non, rien de ce qu’il a découvert n’est illégal, car il s’agit d’optimisation fiscale et non pas de fraude. Non, PWC n’est pas le seul cabinet d’audit à préparer des contrats fiscaux pour les multinationales. Non, le Luxembourg n’est pas le seul pays à pratiquer les « tax rulings ». Deltour donnait le sentiment de porter un costume trop grand pour lui, décevant un public largement acquis à sa cause.
Si les participants à la soirée étaient devant leurs téléviseurs le surlendemain soir pour regarder le talk-show de France 2 « On n’est pas couché », ils ont pu mesurer la différence entre le terne, introverti, mais finalement plutôt sympathique Antoine Deltour et son « homologue » Hervé Falciani. Le franco-italien, qui n’apprécie visiblement pas la contradiction, s’est en pris en termes machistes et même racistes à la journaliste d’origine libanaise Léa Salamé sans que le présentateur Laurent Ruquier, habituellement plus sourcilleux en cas d’attaque ad hominem contre ses chroniqueurs, s’en émeuve outre-mesure. Il est bien dommage que le clash entre M. Falciani et Mlle Salamé, qui a saturé les réseaux sociaux et les sites de presse pendant plusieurs jours, ait éclipsé les commentaires sur le fond du livre de l’ex-employé de banque, qui propose pourtant, sur un point-clé, une version radicalement différente de celle qu’il a avancée jusqu’ici.
Bref rappel : Hervé Falciani, informaticien travaillant pour la filiale suisse de la banque britannique HSBC entre 2006 et 2008, est accusé d’avoir volé des données confidentielles sur quelque 80 000 clients de l’établissement en délicatesse avec le fisc. Selon la justice helvétique, il aurait tenté en février 2008, avec sa très proche amie Georgina Mickaël, également collaboratrice d’HSBC, de vendre ces informations à des banques implantées au Liban, pays d’origine de la dame. Cette manœuvre ayant échoué et alerté les autorités financières suisses, il se serait orienté (en s’inspirant de ce qu’avaient fait des employés de banque au Lichtenstein et au Luxembourg avec le gouvernement allemand) vers une négociation avec le fisc français, auquel des fichiers auraient été transmis dès décembre 2008. Sur le point d’être arrêté, Falciani s’est alors réfugié en France.
La justice suisse qui a demandé, dès janvier 2009, la restitution des fichiers volés à son homologue française, n’a pu obtenir satisfaction qu’au bout d’un an : entre-temps les magistrats français et l’administration fiscale avaient fait leur miel des informations contenues dans les « listes Falciani » malgré le caractère illicite de leur obtention.
Après de nombreuses péripéties (notamment une incarcération de six mois en Espagne en 2012 et un procès bizarre où il était apparu déguisé), Falciani, qui dit toujours craindre pour sa sécurité, occupe un poste de chercheur en informatique dans un organisme public tout en continuant d’apporter son expertise aux services de police, des douanes et des impôts en France et à l’étranger.
Toujours dans l’attente d’un procès en Suisse, il est devenu une figure emblématique des « lanceurs d’alerte ». Il y a de quoi. En France la divulgation des noms des « exilés fiscaux » (d’abord au fisc, puis au grand public début 2015) a provoqué l’ouverture de plus de 7 000 dossiers et permis de récupérer deux milliards d’euros pour la seule année 2014. Après de nombreux atermoiements, les Français ont également communiqué à 19 pays le contenu des listes, mais ils s’en sont aussi servis comme instrument de pression politique, notamment vis-à-vis de la Grèce. Enfin, les agissements Hervé Falciani ont permis de donner au cas HBSC une dimension planétaire en le transformant en affaire SwissLeaks en février 2015.
Le livre de Falciani, publié d’abord en Italie, était donc très attendu, même si, comme c’est la loi du genre, on pensait y voir avant tout un plaidoyer pro domo. De fait, il s’efforce d’abord de justifier le caractère désintéressé de son action. Né et élevé à Monaco, où il a toujours côtoyé le monde de l’argent (son père était employé de banque et il a lui-même longtemps travaillé au casino), Falciani explique que sa détestation de ce milieu a été exacerbée à Genève par les montages permettant à de riches clients d’HSBC d’échapper à des impôts sur les revenus de l’épargne.
Niant toujours avoir voulu vendre des listes de noms, il donne une version de son voyage au Liban qui serait refusée par n’importe quel scénariste, en présentant cette fois son amie Georgina (avec laquelle il nie toute relation intime) comme une personne chargée par des services secrets non identifiés de le surveiller au sein de la banque. Initialement il avait déclaré qu’elle était membre d’un groupe terroriste islamiste ayant infiltré HSBC (poursuivi en diffamation, il a été relaxé en avril 2015). La grande nouveauté, qui n’a pourtant presque pas été relevée par les médias, est que Falciani, qui avait jusqu’ici toujours prétendu avoir agi seul, déclare aujourd’hui faire partie d’un « réseau » qui a planifié toute l’affaire.
Le journaliste italien Angelo Mincuzzi, cosignataire de l’ouvrage, écrit dans son avant-propos qu’il « serait erroné de croire que le vol de données de la HSBC est l’œuvre d’un solitaire qui a bien décidé de défier les grandes banques internationales. Bien au contraire cette opération a été conçue, programmée et mise en œuvre par un groupe d’individus animés par des motivations différentes (...) qui a décidé un jour de dire ,ça suffit’ et d’organiser la plus grande fuite de données jamais enregistrée dans l’histoire mondiale des établissements bancaires ». Ce groupe informel existerait depuis 2004 et compterait une centaine de personnes dont une dizaine d’employés de HSBC. Mais le plus révélateur est, selon Mincuzzi,la présence dans cette « armée secrète » (selon la RTBF), aux côtés de policiers et de douaniers, « de plusieurs services de renseignements », dont l’intervention est d’ailleurs évoquée par Falciani dans plusieurs épisodes de ses aventures. Selon cette version, qui a estomaqué ses propres amis (lire encadré), il ne serait qu’un exécutant de manœuvres géopolitiques, imprécises mais de très haut niveau, et son rôle de lanceur d’alerte chez HSBC ne serait que la partie émergée de l’iceberg.
Ce qui nous ramène, curieusement, au cas de PWC Luxembourg. S’il semble acquis qu’Antoine Deltour a agi isolément et en quelque sorte accidentellement, ce ne serait pas le cas du « second larron » de PWC, poursuivi depuis janvier 2015. Selon le Parquet luxembourgeois, il aurait, indépendamment de ses propres motivations qui restent à éclaircir, été « dirigé » par le journaliste Edouard Perrin « dans la recherche des documents qui l’intéressaient tout particulièrement ». En somme, comme Falciani, le « deuxième homme » de PWC aurait été plus ou moins manipulé par des tiers aux intentions mal définies. Des versions qui, si elles se confirmaient, changeraient le regard que l’on peut porter sur les lanceurs d’alerte.