Officiellement, cela reste inavouable. On ne spécule pas sur la désintégration de l’Union européenne. Or, dans les coulisses, des scénarios sur les retombées d’un exit britannique (Brexit) sont en train d’être élaborés. Le Haut Comité de la place financière, une plate-forme du lobbyisme institutionnalisé qui réunit hauts fonctionnaires et patrons de la finance, a lancé en toute discrétion un groupe de travail chargé d’établir différentes conjectures. Pour de très nombreux oracles de la place financière, le Brexit fournirait la preuve ultime que Dieu existe, et qu’il est Luxembourgeois. C’est une vision sulfureuse et iconoclaste. Mais qui, peut-être, trahit une myopie politique.
Si le Brexit ne reste qu’une hypothèse, il agit comme révélateur des liens politiques et économiques qui unissent la City et le Luxembourg. Indirectement, il fournit les coordonnées pour localiser la position de l’ancien élève modèle au sein de l’UE. Et ceci au point critique où l’intégration européenne entre en collusion avec le modèle d’affaires grand-ducal et où la Commission européenne, l’ancienne alliée du Luxembourg, est perçue comme puissance hostile.
Le Premier ministre britannique David Cameron l’a promis : s’il est réélu le 7 mai, il organisera un référendum sur l’appartenance de la Grande Bretagne à l’Europe pour 2017. Ce spectre agité est tout d’abord une tactique électoraliste pour draguer les eurosceptiques, un moyen pour peser sur les négociations au sein de l’UE, ensuite. (Si les tories gagnent les élections, ce sera à la présidence luxembourgeoise d’en gérer les conséquences, y compris une renégociation du traité européen qui s’annonce pénible.) Mais l’apprenti-sorcier Cameron risque d’avoir déclenché une dynamique qui pourrait échapper à son contrôle. « Comme un somnambule, le Royaume-Uni s’éloigne de l’Europe », met en garde Denis MacShane, l’ancien ministre pour l’Europe, dans une lettre ouverte publiée dans le Handelsblatt. La City de Londres prend très au sérieux la perspective d’un Brexit. Si une minorité voit dans une sortie la chance de devenir une place offshore déchaînée, la très grande majorité craint pour l’accès au marché unique. Certains commencent même à penser tout haut à une délocalisation de leurs activités vers Dublin, Francfort ou Luxembourg.
Londres a constitué pour le Luxembourg un modèle et un épouvantail. En 1972 déjà, dans un reportage du Monde diplomatique sur le Grand-Duché, « poumon du nouveau capitalisme européen », on notait que « beaucoup de financiers luxembourgeois ne cachent pas leur inquiétude et se demandent dans quelle mesure l’adhésion de la Grande-Bretagne – dans leur esprit il s’agit bien sûr de la City de Londres – ne risquerait pas de mettre un terme au boom. » Une année plus tard, le Land fustigeait la « selbstsüchtige Eifersucht der Londoner City, der Luxemburgs aufstrebender Bankenplatz ein Dorn im Auge ist ». À l’inverse, chaque faiblesse politique anglaise est réinterprétée en opportunité pour le Luxembourg. Ainsi, la guerre des Malouines éveillait les espoirs : « La place bancaire peut-elle profiter de la perte d’image de la City de Londres ? », s’interrogeait la Revue en 1982.
Sur la place financière, l’image de la perfide et méprisante Albion est devenue un topos. La presse économique anglaise, le Financial Times en tête, est lue avec trépidations : « Il est et reste le journal de la place financière de Londres. En tant que tel, il est aussi le porte-parole des intérêts de la City de Londres », écrivait en 2013 le journaliste du Tageblatt Sascha Bremer qui, entretemps, a rejoint l’agence de promotion Luxembourg for Finance. Luxleaks et ses antécédents de mai 2012 sur France 2 (« Cash Investigation ») et sur la BBC (« Panorama ») ont aiguisé les soupçons d’une place en situation défensive. Ainsi pour Norbert Becker, un des apologistes les plus impénitents du modèle d’affaires luxembourgeois, Luxleaks serait le nom d’une « campagne de dénigrement coordonnée » qui viserait le nouveau président de la Commission Juncker et serait pilotée par la « main invisible » de Londres.
Ces escarmouches bloquent la vue d’ensemble. Le secteur financier se sert principalement de la référence londonienne comme moyen de pression pour revendiquer des allègements fiscaux. Il s’agit-là, à côté de l’incessant alarmisme quant à la précarité de la place financière, d’un argumentaire dont la constance sur les dernières quarante années est étonnante. Car, au fond, entre places financières, on interagit comme business partners. Interrogé par le Luxemburger Wort sur la nature des liens entre les deux centres financiers, Alan Yarrow, l’actuel lord-maire des 2,9 kilomètres carrés que mesure le district de la City, répondait il y a deux mois : « À la fois concurrentielles et complémentaires. Comme dans toutes les affaires en fait. »
En forçant un peu le trait, on pourrait argumenter que la place financière luxembourgeoise est une invention anglaise. En 1963, l’initiateur de la première émission euro-obligataire cotée au Luxembourg avait été un banquier de Londres : Siegmund Warburg. Pour éluder l’impôt sur le revenu anglais, ce banquier brisait avec les traditions des old boys londoniens, et fit passer son montage par le Luxembourg. « Il mériterait qu’on nomme un boulevard d’après lui », estime le directeur de l’ABBL Serge de Cillia. Comme une généalogie qui mènerait de l’euro-obligation Autostrade aux « Dim Sum bonds », avec Warburg comme « incubateur » d’une culture de l’inventivité qui, mariée au « pragmatisme » administratif, aurait donné naissance à un des piliers de la place financière.
Ce mardi, l’industrie des fonds a célébré sa haute messe qui se tient annuellement sous les voûtes de la majestueuse Guildhall de la City de Londres. Le choix de l’endroit ne doit rien au hasard, car la City compte parmi les meilleurs clients du Luxembourg : seize pour cent des initiateurs de fonds luxembourgeois sont basés en Grande-Bretagne, qui occupe le deuxième rang, derrière les États-Unis. Devant les auditeurs anglais, le président du lobby de l’industrie des fonds Alfi, Marc Saluzzi, n’a pas manqué de louer la « complémentarité croissante entre les deux centres ». En vérité, l’Alfi s’y est résignée. Dans la chaîne de production financière, la division du travail est la suivante : au Luxembourg la domiciliation, la notation et la distribution (back office), à Londres le développement des produits (asset management). Ce qui différencie les deux, c’est leur valorisation autant symbolique que financière : les fonctions « subalternes » de gestion à Luxembourg génèrent des marges beaucoup moins intéressantes que le travail intellectuel du « cerveau » londonien.
En 2007, une équipe de chercheurs de l’Université du Luxembourg (composée de Patrice Pieretti,Arnaud Bourgain et Philippe Courtin) avait noté que la gestion d’actifs était considérée par les professionnels « comme une activité noble ne pouvant être réalisée que dans un pays de longue tradition universitaire, gage de sérieux et de qualité ». Par comparaison avec Londres, une gestion effectuée au Luxembourg serait donc « moins crédible ». Il y manquait ce « microcosme » d’asset managers, « où la proximité des uns avec les autres est indispensable ». Bref, le Luxembourg « ne serait pas assez attirant pour ces individus à très hauts revenus ». Aujourd’hui, jusque dans le conseil de l’Alfi, les professionnels ont abandonné tout espoir de voir un jour arriver les maîtres de la finance internationale. Les tentatives du gouvernement d’appâter les managers de hedge funds par de généreux cadeaux fiscaux ont échoué (d’Land du 9 avril 2015) et l’attachement au mode de vie urbain et frénétique compte parmi ces soft factors qui, à Londres, calment les craintes d’un exode massif en cas de Brexit. Même la cuisine y est devenue comestible.
La force d’attraction exercée par Londres est irrésistible. Un des indices en est que les élites luxembourgeoises, traditionnellement francophiles, délaissent la France et envoient leur progéniture faire des études dans les prestigieuses universités anglaises. L’ancien ministre des Finances Luc Frieden (CSV) en avait été un précurseur, puisque, diplômé de Cambridge, il se tourna vers Londres pour y monnayer son carnet d’adresses auprès de la Deutsche Bank. Sur la place financière luxembourgeoise, ce choix parut l’évidence même. Après avoir investi son capital symbolique dans la quête du pouvoir, le temps était venu pour gagner de l’argent.
Un autre signe que Londres accorde sa prédilection aux structurations passant par le Grand-Duché est la présence, depuis une quinzaine d’années, de trois des cinq grands cabinets d’avocats de la City (dites « Magic Circle »). Des vénérables études autochtones servirent de relais à Linklaters, Clifford Chance et Allen & Overy pour prendre pied sur le marché luxembourgeois (d’Land du 16 mai 2014). Dans le droit des affaires internationales, le common law domine, et les avocats luxembourgeois travaillent en réseau avec Londres.
Du côté des optimisateurs fiscaux, les rancunes contre Londres restent vives. La City a tissé ce que le journaliste Nicolas Shaxson a caractérisé de « toile d’araignée » qui englobe des paradis fiscaux de la Manche aux Caraïbes en passant par le détroit de Gibraltar, avec, à son centre, Londres. Les fiscalistes luxembourgeois fustigent l’hypocrisie et la politique de démarchage agressive de leurs collègues anglais. Ces griefs sont à prendre avec quelques précautions. D’abord, parce que l’optimisation fiscale ne fonctionne qu’en réseau (c’est précisément l’exploitation des failles entre plusieurs juridictions qui la rend possible) ; ensuite, parce que les associés des Big Four basés au Luxembourg ne se différencient pas de leurs homologues anglais, irlandais ou néerlandais, chacun tentant de s’arroger la part du lion des structurations internationales.
En 1972, le Monde diplo avait détecté chez les banquiers luxembourgeois les premières traces d’un scepticisme latent vis-à-vis du processus d’intégration européenne : « Plus discrets sont ceux qui s’interrogent sur l’opportunité de la politique préconisée par M. Werner et laissent entendre que l’adoption d’une politique fiscale européenne tuerait ,la poule aux œufs d’or’ ». Or rien n’y fait : du Zollverein à l’UE, en passant par l’Union économique belgo-luxembourgeoise, le Luxembourg est condamné, bon gré, mal gré, à la coopération et à la respectabilité internationales. L’option d’un « Luxit » étant impensable, le Luxembourg mercantile (et fiscalement « souverainiste ») est le mieux servi par une UE faible. Or, lorsque cette faiblesse bascule dans l’instabilité et la désagrégation, la situation peut vite devenir périlleuse. Il apparaît donc peu probable que le pouvoir politique voie la perspective d’un Brexit (combinée à celle d’un Grexit) avec la même joie anticipatrice que des fractions de la place financière.
Les relations entre dirigeants britanniques et luxembourgeois ont rarement été au beau fixe. En 2008, Tony Blair sabota la sortie honorable de Jean-Claude Juncker du manège luxembourgeois et David Cameron n’a toujours pas visité ou invité son « lookalike » (dixit Daily Mail) Xavier Bettel. Toujours est-il que le Royaume-Uni, à défaut d’être un partenaire fidèle, reste un des rares alliés de poids au sein de l’UE. Du moins lorsqu’il s’agit de la défense des « intérêts vitaux » : l’exportation de services financiers. Dans les années 1980, la Première ministre Margaret Thatcher avait plaidé pour un marché unique libéral sans règles fiscales communes, qui allait fournir les bases à la success story luxembourgeoise. En 2011, face au Luxemburger Wort, Luc Frieden désigna cet axe luxo-britannique d’« alliance objective ». Et en effet, sur les épineux dossiers de régulation financière et de fiscalité, le Luxembourg fit souvent cause commune avec l’Angleterre. Dans celui de la taxe sur les transactions financières – un spectre qui ne fait plus peur à personne, tant il paraît clair qu’elle n’est plus une priorité politique, à condition qu’elle l’ait jamais été –, l’élève modèle continental se retrouva du côté du cancre atlantiste pour défendre le bifteck commun.
« Max ass Max an Här ass Här », c’est sans la gravitas européenne d’usage, que le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) avait exprimé, fin mars chez le Bridge Forum Dialogue, l’idée que, sur les dossiers stratégiques, le Luxembourg seul ne pouvait rien, et qu’il lui fallait donc « trouver des alliés ». Or, si le grand « Här » anglais prenait la sortie, le « Max » luxembourgeois se retrouverait bien isolé à côté d’autres petits « Max » business-friendly (irlandais et néerlandais). Les grands pays, n’ayant plus l’excuse anglaise pour leur inaction, pourraient se sentir obligés de pousser à une unification et uniformisation des règles fiscales et financières.
Si le Brexit ne reste qu’une hypothèse (plus ou moins improbable), elle produit d’ores et déjà des effets tangibles. Lors des voyages de prospection organisés par le ministère des Finances, la question serait soulevée régulièrement par différentes entreprises, notamment celles établies au Royaume-Uni. « Il est clair que nous représentons une alternative intéressante, puisque nous sommes une juridiction stable, solidement ancrée dans l’UE », écrit, dans un mail, la haute fonctionnaire du ministère des Finances Isabelle Goubin. L’homme d’affaires Norbert Becker, que sa carrière chez Arthur Andersen et Ernst & Young avait conduit à New York et à Londres, évoque une « ambiance » délétère qui forcerait les acteurs de la City de reconsidérer la « sustain-ability » de leur présence anglaise. « Pas plus tard que hier, j’ai rencontré un grand groupe mondial qui pense à établir son siège au Grand-Duché. Ils auraient naturellement dû choisir Londres, or le contexte ne leur semblait plus assez stable. »
La semaine dernière, le patron de Aberdeen Asset Management déclarait aux Échos que « le Luxembourg, où nous avons déjà des activités, deviendrait notre nouveau siège pour l’UE à la place de Londres, si le Royaume-Uni devait sortir de l’UE ». Même si, d’après nos informations, des projets de relocalisation de Londres vers le Grand-Duché seraient actuellement en préparation, il sera plus facile de dévier les firmes qui cherchent encore à établir une présence en Europe que de démarcher celles qui sont déjà implantées. Car la City offre toute la chaîne de valeur. Elle dispose d’une masse critique et brasse des volumes que le Luxembourg ne pourra pas dupliquer. La longueur d’avance londonienne dans la finance islamique, le trading ou l’investment banking, paraît difficilement rattrapable.
Au sein de l’ABBL on sonde le terrain. Des contacts informels, selon Serge de Cillia : « Nous demandons à nos membres dépendant d’une entité à Londres ce qui est pensable, ce qui est possible ». Sont visées en priorité les banques qui nécessitent un « hub » européen, une porte d’entrée sur le marché commun.
On pourrait réécrire le best-case scenario de la place financière en scénario catastrophe pour la société luxembourgeoise. Marché immobilier, système d’éducation, besoin en main d’œuvre qualifiée, fiscalité sur les revenus des expats : l’afflux des maîtres de la finance déclencherait une croissance quasi-ingérable chargée de contradictions et de tensions nouvelles. L’arrivée, et ne serait-ce que d’une minuscule fraction des 709 500 employés travaillant dans la finance à Londres, constituerait un déplacement tectonique, un ébranlement.